mercredi 8 juillet 2009
Liens
Pour l'instant, deux s'y trouvent :
Poemas del Rio Wang, qui parle de très multiples choses (entre autres ayant trait à l'histoire) en de très multiples langues. À noter son iconographie très riche, de toutes époques et de toutes origines, qui à elle seule vaut le détour.
Strange Maps, un site très intéressant sur les cartes les plus étranges qui soient, passées et présentes, grâce auxquelles on traverse la géographie, l'économie, la littérature, l'ethnologie... et l'histoire.
Tu en as menti par la source
Certains historiens ont cru, et certains croient sans doute encore, à la « supériorité » des sources fiscales, légales et administratives sur les sources plus... « littéraires », croyant, dans la masse desdites sources administratives (actes notariés, de naissance, inventaires après décès, registres de plaid, documents fiscaux...) trouver l'objectivité. Surtout en faisant, en quelque sorte, une « moyenne » pour éliminer les cas exceptionnels. La statistique, ça c'est objectif, môssieu. Et j'ai des chiffres.
Je vous livre donc cette intéressante anecdote : je suis étudiant dans un établissement universitaire lyonnais, mais mon directeur de mémoire était (et est toujours) à Paris. J'ai donc soutenu à Paris un mémoire d'histoire médiévale « lyonnais » (quoique cohabilité entre autres avec l'EHESS, qui pourtant est à Paris...). Or, sur le formulaire de procès-verbal de soutenance, la date, élément cher aux diplomatistes, suit le format suivant :
À Lyon, le ...Le lieu est fixe. Pas moyen de soutenir ailleurs qu'à Lyon. Selon le PV, j'ai donc soutenu à Lyon, quoique selon ma mémoire, ce fut à Paris (mon portefeuille confirme, et salue au passage la SNCF). Mais, par la puissance du formulaire, Paris, ou du moins un petit morceau de Paris (mais pas n'importe lequel, il s'agissait tout de même d'un bout de Sorbonne) s'est retrouvé transporté à Lyon.
Voilà une puissance du verbe devant laquelle maints auteurs de sources « littéraires » n'ont plus qu'à s'incliner : peu, je crois, ont jamais réussi une telle téléportation.
dimanche 5 juillet 2009
Vous avez (1) codex non lu
Quoique les études bibliques ne soient vraiment pas ma tasse de Mer Morte, je profite de l'occasion pour dire tout le bien que je pense de telles initiatives de numérisation et mise à disposition du public de textes.
Cela permet à un étudiant de travailler sur un manuscrit qui se trouve dans une bibliothèque lointaine, auquel il lui serait difficile, voire impossible, d'avoir accès : des perspectives, des possibilités supplémentaires pour les rédacteurs de mémoires z'et de thèses ; des ouvertures sur d'autres espaces, d'autres sources.
Cela permet à un lecteur d'un livre d'histoire d'aller voir lui-même la source dont parle l'auteur.
Cela permet de sortir des morceaux de connaissance humaine, des objets de savoir des prisons qu'ont pu devenir certaines bibliothèques ou archives.
Enfin, comme le dit le Dr. Scot McKendrick, "La disponibilité du manuscrit numérisé pour les chercheurs du monde entier créé des opportunités pour des recherches collaboratives qui n'auraient pas été possibles il y a à peine quelques années."
Hé bien, je vous tire mon chapeau, Dr. McKendrick : I could not agree more.
samedi 4 juillet 2009
Lire, écrire, compter... penser
La justification de cet accent mis sur les méthodes m’a été inspirée par une remarque, par ailleurs assez banale et périphérique, faite par Clifford Geertz dans l’introduction à son Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia : « À présent, nous sommes tous des universitaires spécialisés, et notre valeur, au moins en cela, se mesure à ce que nous pouvons apporter à cette tâche qu’est la compréhension de la vie sociale humaine, tâche dont nul d’entre nous ne peut triompher seul » (Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia, University of Chicago Press, 1971, p. vii). Qui connaît un tant soit peu le fonctionnement du système universitaire sait bien que Geertz dit vrai. Et, comme l’observe Marc Bloch dans Apologie de l’histoire ou métier de l’historien, cette spécialisation est rendue inévitable par le rapport entre, d’une part, la masse immense des savoirs et des connaissances et, d’autre part, la brièveté d’une existence humaine : ars longa, vita brevis, l’art est long et la vie est courte !
Mais accepter cet état de fait ne suffit pas. Pour rendre les spécialisations savantes de chacun effectives dans la société des savoirs, il faut alors constituer des « réseaux de savoirs », ou en quelque sorte, des connexions neuronales entre les individus. Pour ce faire, il est essentiel que chacun, tout en travaillant à sa spécialité, possède les bases pour comprendre les autres spécialistes. Par « bases » j’entends, non pas ce que l’on croit être la « culture minimale » à avoir dans tel ou tel domaine (théorème de Pythagore en mathématiques, date de la prise de la Bastille en histoire, œuvres de Victor Hugo en littérature, vague aperçu du monde en géographie...) ; j’entends les véritables fondements d’une science, à savoir la manière dont on la pense et la fait, sa méthodologie, son épistémologie.
Certes, la « culture minimale » a aussi son rôle social, et son utilité quotidienne : ne la supprimons pas entièrement, mais voyons ses limites. Dans une société des savoirs, il est bien plus important de savoir penser que de savoir tout court. L’on peut posséder tous les aspects d’une vaste culture, connaître tous les détails de la vie de Napoléon, et ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est l’histoire, de comment il faut la penser et la problématiser ; bref on peut être une sorte de livre vivant, ce qui est de la plus grande stupidité. Les livres sont meilleurs que nous pour retenir des faits, mais ils ne peuvent pas penser ni s’adapter ; le véritable savant n’est pas un livre, c’est celui qui, prenant n’importe quel livre, saura le lire. Certes connaître les faits a aussi son importance, pour nourrir la pensée – lorsque l’on est un spécialiste notamment. Mais mettre les faits avant la méthode, c’est mettre la charrue avant les bœufs.
C’est pourquoi l’école, plutôt que de fonctionner sur un schème de « culture minimale » que l’on reprend à chaque cycle pour l’étendre un peu plus, devrait commencer par la méthodologie, et surtout, s’assurer que, si transmission de faits il y a (et il doit y avoir), ces faits sont compris et non pas appris. Il est déplorable de voir que l’apprentissage par cœur, cette méthode pédagogique digne de singes savants, est encore tellement en faveur. C’est sans doute la plus facile ; c’est aussi la plus pauvre. Je pense que l’on peut expliquer simplement la méthodologie et les enjeux d’une matière, quitte à reprendre le fonctionnement actuel de retour par cycles et de complexification progressive de cette méthodologie.
L’objectif est ensuite de former des spécialistes – une fois passé un « baccalauréat de méthodologie » – dont on pourra être sûr qu’ils sauront manier les faits, au lieu de les emmagasiner en pure perte. Mieux vaut un historien qui ne connaît pas le théorème de Pythagore, mais saura comprendre sur quelles bases raisonne un mathématicien et pourra donc travailler avec lui, qu’un historien capable de calculer la longueur de l’hypothénuse d’un triangle rectangle, mais tout à fait ignorant de ce que sont véritablement les mathématiques – car en soi, le théorème de Pythagore n’en dit rien. Et surtout, mieux vaut un historien qui ne sache pas qui est Napoléon, mais sache ce qu’est l’histoire et comment on la fait, plutôt que le cas inverse ! L’érudition est une bonne, amusante et belle chose, mais elle ne suffit pas au fonctionnement d’une véritable communauté des savoirs. C’est pourquoi, aux « compétences » (comme l’on dit aujourd’hui) élémentaires que sont lire, écrire, compter, et que l’école est censée apprendre à tous, je souhaite ajouter : penser.
Il est tout de même formidable qu’il faille attendre l’enseignement supérieur pour être confronté à ces questions essentielles de l’histoire que sont les problèmes de sources, les divergences de vue, la critique historique, et, plus généralement, l’historiographie... L’historien, le spécialiste qui est passé par là, sait bien que l’on ne peut pas faire de l’histoire sans ces éléments. C’est pourtant ce que l’on fait du primaire à la terminale. Non pas de l’histoire, en fait, mais, serais-je tenté de dire, du dogme, par laquelle l’on affirme tel ou tel fait sur la révolution française ou la seconde guerre mondiale, comme on affirmerait l’immaculée conception ou la double nature du christ, sans démonstration, critique ni nuance ; et avec, par-dessus le marché, une infaillibilité pontificale - celle du manuel. Et l’histoire n’est pas la seule victime du fait. Je crois pouvoir dire que les spécialistes d’autres dignes matières opineront à ce constat.
Comment justifier cet état de choses ? Un argument vient facilement à la bouche de nombreuses personnes : l’épistémologie, voilà qui est bien trop difficile pour des enfants ! Mais qu’apprend-on en sixième ? L’Égypte, ses pharaons, ses pyramides, ses dieux. Programme sans doute inspiré, d’aileurs, par la tradition égyptologique française. Pourtant, là encore, toute personne qui connaît ne serait-ce qu’un tout petit peu l’histoire universitaire sait que, de l’égyptologie - la vraie - il n’y a pas vraiment de quoi se taper sur la cuisse, et, si l’on donnait une thèse d’égyptologie à un quidam, sans doute dirait-il : « Mais c’est bien trop difficile pour des enfants ! ». Seulement on a fait pour l’égyptologie un travail de vulgarisation - de la qualité de son contenu, je ne puis guère juger, n’étant pas spécialiste, mais je puis répéter que dans l’esprit, dans la méthode, ce n’est pas là de l’histoire. Ce n’est pas de l’histoire que d’acquérir - de digérer - un savoir dogmatique et fragmentaire qui jette vaguement quelques rais de lumière faibles et éphémères sur tel ou tel morceau de l’histoire de l’humanité, choisi pour on ne sait trop quelle raison.
En histoire, comme en toute « science », humaine ou non, il n’est qu’une chose universelle, fondamentale, dont l’enseignement soit non seulement absolument justifiable mais encore indispensable : c’est la méthode. Faisons pour la méthode historique l’effort de vulgarisation que l’on a pu faire pour l’Égypte ancienne, et l’on verra bien si l’on ne peut pas en donner ne serait-ce qu’un bon aperçu à des enfants. D’ailleurs, mon expérience personnelle m’amène à faire remarquer que, pour un adulte du moins, des livres tels que Apologie de l’histoire ou métier d’historien de Marc Bloch, ou les Douze leçons sur l’histoire d’Antoine Prost, sont plus « faciles » à lire que bien des livres de pur contenu.
Je ne dis pas, évidemment, de faire lire tout Marc Bloch en sixième. On peut chercher à faire prendre conscience de ce qu’est le métier de l’historien de bien des manières. Quelques métaphores, analogies, réflexions simples - de préférence par dialogue avec la classe - permettent déjà de le suggérer ; par exemple, l’on peut, je pense, assez bien montrer et matérialiser la nature du métier d’historien en le comparant avec la traduction. L’historien est celui qui apprend à connaître une culture qui n’est pas la sienne, comme le traducteur apprend à connaître une langue étrangère ; l’historien est celui qui, à partir d’une matière première, la source, ayant trait à cette culture, rend ladite matière intelligible à tous, comme le traducteur traduit un texte. Voilà qui n’est pas, il me semble, excessivement complexe. Et c’est une excellente occasion d’interdisciplinarité avec les professeurs de langues ! On ne manquera pas, non plus, de montrer aux élèves cette matière première à partir de laquelle les historiens travaillent, de leur expliquer et surtout de faire devant eux toute la « chaîne de production » du savoir historique, au lieu de ne leur réserver que le résultat final.
Le danger de l’historiographie et de l’épistémologie est de se situer dans le seul raisonnement abstrait, sans matière, sans lien avec les faits qui restent ce avec quoi on fait l’histoire. Aller aussi loin est effectivement un problème, notamment s’il s’agit d’enseigner à des enfants, à qui des raisonnements purement abstraits peuvent être difficilement accessibles. Cependant je voudrais faire remarquer que « le fait » historique ne va pas de soi. On ne le connaît pas a priori, spontanément et immédiatement ; c’est une connaissance qui se construit, par ce qui est justement le travail de l’historien, lecture, critique, recoupement, etc. des sources, ces sources elles-mêmes étant des constructions... Faire de l’histoire suppose un rapport aux « faits » plus complexe que le bon vieux « 1515 Marignan », pour reprendre cette tarte à la crême. Aussi difficile que cela puisse être à enseigner, c’est une nécessité.
Je pense du reste qu’elle est tout à fait surmontable. Voici une proposition de cycle d’enseignement de l’histoire : tout d’abord, choix de quelques grands problèmes historiographiques et méthodologiques représentatifs (par exemple : l'effet de source), qui, après une mise en contexte, seront étudiés pour en dégager les conclusions qui s’imposent sur l’épistémologie de l’histoire. Encore une fois, nul besoin pour cela de tomber dans les débats techniques entre universitaires spécialistes ; il s’agit de dire, ce qui peut se faire simplement si l’on en fait l’effort pédagogique, des choses essentielles sur l’histoire qui donneront conscience aux élèves de ce qu’ils font et de la nature de ce qu’on leur enseigne. Ceci fait, on pourra commencer - dans le secondaire - à pratiquer la chose, tout en continuant à rappeler et à préciser les problèmes historiographiques et épistémologiques. L’on ferait l’équivalent pour les autres matières. Et ce n’est que dans le supérieur qu’une fois cet arsenal mental acquis, l’élève acquerrait en détail et en profondeur les faits précis portant sur telle ou telle période, guidé en cela par son propre choix.
On en finirait ainsi avec le système actuel qui se satisfait de donner aux élèves et même aux étudiants en histoire une connaissance fragmentaire, variant au gré de l’arbitraire des programmes, et qui permet à quelqu’un d’obtenir une agrégation ou un doctorat d’histoire sans l’avoir jamais obligé à en passer par un cours d’historiographie ou d’épistémologie de l’histoire ; mode de formation qui, finalement, n’est guère différent de celui des anciens apprentis, n’apprenant le métier qu’en observant le maître - tout reposant sur la qualité de ce dernier ! Évidemment, une fois arrivé dans le supérieur, on a de bonnes chances d’avoir au moins quelques professeurs qui cherchent à montrer à leurs étudiants la complexité du métier, ses ficelles et ses pièges. Mais dans le secondaire, je crois hélas que nul n’a la compétence, ou le souci, ou tout simplement le temps - car il faut boucler les programmes du baccalauréat - de traiter ces questions. Du point de vue de l’efficacité, le couperet tombe forcément : il est bien plus rapide et simple de dire « à telle date il s’est passé telle chose » que de dire « selon telle source à telle date il s’est passé telle chose, selon telle autre source à la même date il s’est passé telle autre chose ; tel historien en fait telle analyse, tel autre historien en fait telle autre analyse ». Enseigner l’histoire, c’est pourtant faire la seconde chose, et non la première. Ars longa, toujours !
Un tel système pose deux problèmes. Le premier est que, peut-être un peu déroutant pour les élèves, il est surtout déroutant pour l’institution scolaire, qui n’enseignera plus des matières jamais remises en question et prises comme a priori, ni des programmes clairs, nets, bien définis et uniformes, constitués de faits sûrs et indiscutables. Et partant, il sera plus difficile d’évaluer les élèves, impossible même avec le système actuel. Pour moi, tout cela est certes problématique - cela oblige à une réforme large - mais positif, car cela permet de sortir l’élève de son rôle de consommateur de l’enseignement, consommateur forcé ajouterais-je, pour en faire, d’abord un spectateur averti, première étape vers un rôle plus actif et plus critique. D’ailleurs, j’en lance la vague hypothèse de manière périphérique, ce pourrait peut-être être un élément de solution au problème dit de la violence scolaire : appelé à manifester une attitude critique (intelligeamment critique) par rapport à l’enseignant et à l’enseignement qu’il fournit, et en ayant justement les moyens, l’élève serait peut-être moins poussé à réagir à l’autorité imposée du professeur par l’« incivilité » et autres violences.
Le second, plus complexe, est que cette orientation va à l’encontre de la « culture de base » que j’évoquais plus haut et qui est actuellement le but de l’enseignement primaire et secondaire (voire encore supérieur) : il s’agit d’« apprendre l’essentiel » aux élèves. Je crois pouvoir résumer assez bien cette logique en disant qu’il s’agit de poser les grandes « masses de granit » (dirait, justement, Napoléon) de l’Histoire, notamment celles qui permettent de comprendre « le monde dans lequel nous vivons », et d’abord le pays dans lequel nous vivons, d’où cet accent mis particulièremet fortement en France sur l’histoire nationale, d’une part, et sur l’histoire la plus immédiate, l’histoire contemporaine, d’autre part. Évidemment, il faut y ajouter le fait que l’enseignement de l’histoire, sans trop le dire, en est resté au lien du XIXème siècle entre « histoire » et « identité nationale ». But, donc, à la fois utilitaire (apprendre les faits essentiels, « l’histoire qui sert ») et idéologique (connaître l’histoire de son pays, partie de l’identité nationale, du moins de l’identité nationale officielle). Sur l’aspect idéologique, je ne m’étendrai pas ici ; il me suffira de dire qu’à ce qu’il me semble, un universitaire, de par l’étymologie même de son titre, ne peut guère se satisfaire d’une approche aussi particulariste – communautariste – du savoir que celle de « l’identité nationale ».
Sur l’aspect utilitaire, je pense pouvoir défendre plus objectivement ma position. Sans dire que l’histoire enseigne des lois – des « leçons », selon la formule consacrée – je suis convaincu que l’histoire la plus ancienne, la plus éloignée de nous par le temps et par l’espace, peut nous apprendre autant et peut-être plus sur nous que « l’histoire qui sert ». Un peu comme Claude Lévi-Strauss faisait remarquer qu’il ne s’était jamais autant interrogé sur sa propre société, que lorsqu’il était « perdu » au sein de celle de telle ou telle « obscure tribu ». Pour reprendre ma métaphore précédente, l’historien est un traducteur, un ethnologue du passé – et non pas un journaliste ; son mérite est d’autant plus grand que la chose est lointaine et difficilement compréhensible par nous. Et comme Lévi-Strauss, c’est là pour lui l’occasion de mettre en perspective, avec recul, sa propre société, de tenter de la comprendre. À condition, du moins, qu’il ait pour cela non seulement la distance, mais aussi l’attitude critique nécessaire ; et là, l’épistémologie et l’historiographie sont à nouveau fondamentales. C’est que les méthodes de la critique historique, de la pensée historique, ne servent pas qu’à s’interroger sur le récit officiel de la bataille de Qadesh, sur les méthodes d’écriture d’un boustrophédon ou sur l’art et la manière de faire des faux au Moyen-Âge. C’est – encore une fois – un arsenal mental, un esprit critique réutilisables, non seulement lorsque l’on s’intéresse à d’autres sciences, mais aussi quotidiennement, dans le « monde de l’information » et dans l’exercice de la citoyenneté. Reste seulement à savoir si ce sont là des capacités que l’enseignement veut donner.
Qu'est-ce qu'un historien ? (1)
La question m'est d'abord venue par le biais d'un personnage que beaucoup connaissent : Thucydide, l'auteur du célèbre livre La Guerre du Péloponnèse. Or, son statut fait débat, quoique cela puisse paraître étonnant : Thucydide est-il un historien ? On le qualifie souvent comme tel, notamment pour le distinguer d’un autre Thucydide notable (un adversaire de Périclès, ostracisé en 442 av. J.-C.). Pourtant, Nicole Loraux, helléniste renommée, déclarait : « Thucydide n’est pas un collègue »[1]. Le débat est vaste, nombre de points de vue s'affrontent ; je publierai bientôt un article plus détaillé sur la question de Thucydide. Mais voici à peu près les mérites et les démérites, les bons et mauvais points qu'on distribue à l'Athénien :
Bons points :
* Thucydide a un ton austère, sérieux ; il est le « grave Thucydide » (Denis Rousset) ;
* Thucydide sélectionne ce qu'il relate, manifeste une attitude critique, notamment par rapport aux informations présentes chez Homère, contrairement à Hérodote, qui semble beaucoup moins sélectif ; en ce sens, Thucydide serait l'un des premiers pratiquants de la « critique des sources » (attention, article très « vieille école ») ;
Mauvais points :
* Thucydide cherche des lois immuables, donc en-dehors de l'histoire, intemporelles, sur la « nature humaine » (on le rattache volontiers à une école « réaliste » aux côtés de Thomas Hobbes et Nicolas Machiavel) ;
* Thucydide ne cite pas ses sources ;
* Thucydide, à travers notamment les discours qu'il cite, et qui furent en fait très probablement écrits par lui-même, ainsi que par sa manière d'ordonner sa narration sans toujours suivre le strict ordre chronologique, ferait plus oeuvre de littéraire ou de politique qu'oeuvre d'historien (« N’est-ce pas, historiquement parlant, un outrage que de faire parler tous ces personnages très différents d’une seule et même façon, et d’une façon que nul ne peut avoir utilisée pour haranguer ses troupes avant une bataille ou pour demander que l’on laisse la vie sauve aux vaincus ? » - R.G. Collingwood, The Idea of History).
Le débat est bien sûr sans fin ni solution, car il porte surtout sur : « qu'est-ce que l'histoire ? », plus, finalement, que sur Thucydide lui-même. S'y ajoute la question de savoir s'il est une manière intemporelle de faire l'histoire, une norme universelle de ce qu'est un historien, ou s'il faut replacer cette question dans son contexte (en l'occurrence, celui d'une Grèce antique où seuls quelques ouvrages affichant une intention historique avaient paru avant celui de Thucydide : donc un genre naissant, non encore délimité par une tradition établie).
Si, cependant, nous restons dans une manière intemporelle de considérer la question, que nous voulons établir la liste de tous ceux qui, à travers les siècles, ont bien mérité de l'histoire, je verrais deux choses chez Thucydide qui m'amèneraient à l'inscrire dans la liste.
Premièrement, il cherche à définir un événement. « Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens est l’œuvre de Thucydide d’Athènes » : ainsi commence son livre. Par cette phrase, ce qui n'est qu'une suite d'escarmouches, de batailles, d'opérations diverses, de jeux complexes d'alliance, le tout entrecoupé de périodes plus ou moins longues de trêves ou de paix, devient un seul objet historique : « la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens », ou, pour nous, la guerre du Péloponnèse. L'on peut discuter l'intitulé, mais le procédé intellectuel est à remarquer : un événement est créé, ou plutôt une période, et ce, non pas seulement par la mise à la suite d'événements au sein d'un livre, mais aussi par un certain nombre d'observations, de phénomènes, d'explications qui traversent l'oeuvre et par lesquels Thucydide donne un sens à cette « guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens », principalement - vision dont nous sommes encore fortement héritiers - autour de la rivalité entre Athènes et Sparte, entre une puissance maritime (Athènes) et une terrestre (Sparte), et pour des questions de maîtrise de l'approvisionnement en grain, ainsi que de maîtrise de la mer (sea power).
Deuxièmement, et comme je viens de l'expliquer, Thucydide cherche à expliquer cet événement, sans se contenter de le rapporter.
Thucydide, donc, sélectionne et ordonne. Il est très clairement éloigné de l'idée, qui a pu être avancée au Moyen-Âge (et aurait, je pense, un franc succès aujourd'hui) que le chroniqueur ne fait que décrire une réalité qui est, objectivement ; qu'il n'en serait que le rapporteur, tel le greffier notant le procès-verbal d'un procès. Par provocation, je dirais que c'est la marque d'un historien que de manipuler ainsi les événements, comme le forgeron manipule le métal et ses outils.
Mais ce n'est pas le seul aspect du métier, assurément non, et pour en illustrer un autre, je prendrai un autre personnage que j'ai fréquenté, Snorri Sturluson. Par certains côtés comparable à Thucydide, sa méthode est cependant bien différente. Au premier abord, l'on pourrait croire qu'il fait partie de ces « rapporteurs » mettant par écrit tout ce qu'ils ont entendu, qui cherchent au maximum à décrire une « réalité », sans sélectionner ; comme peut également sembler le faire un Hérodote. Ce n'est en fait pas le cas : Snorri, lui aussi, sélectionne et ordonne, d'une manière comparable à celle de Thucydide, mais beaucoup plus discrète, en somme. Thucydide n'hésite pas à intervenir dans son récit ; Snorri se cache davantage, mais n'en intervient finalement pas moins.
Il est cependant une différence notable entre les deux personnages. Thucydide tend à être tellement concentré sur son analyse des événements qu'il semble parfois tout vouloir rattacher à son approche politique, militaire et géostratégique. C’est ce que relève, dans sa préface « Raison et déraison dans l’Histoire » à La Guerre du Péloponnèse, Pierre Vidal-Naquet, prenant l’exemple d’un épisode du siège de Platées durant lequel des Platéens s’évadent à la faveur d’une nuit sans lune, n’étant chaussés qu’au pied gauche, pour, selon Thucydide, « ne pas glisser dans la boue ». P. Vidal-Naquet observe : « On a beau réfléchir, on ne voit pas en quoi le "monosandalisme" permet de mieux tenir dans la boue. Il s’agit en réalité d’un comportement rituel... ».
Snorri, lui, ne procède généralement pas comme Thucydide - ni comme Pierre Vidal-Naquet : au lieu d'affirmer que tel événement s'explique « en réalité » de telle façon, il présente parfois des points de vue divergents (« certains disent... d'autres disent... »), exprimant éventuellement sa préférence, mais non sans avoir laissé la parole aux deux parties. Mais surtout, il tend à rapporter les événements de telle sorte que les divers éléments, les diverses explications, s'entremêlent admirablement. Si l'on peut distinguer chez lui certains fils directeurs, sa trame est beaucoup plus complexe, beaucoup plus inextricable que celle de Thucydide, toute de subtilité et de nuances. Ce sont, là aussi, des qualités à mon avis dignes d'un panthéon des historiens, si une telle chose devait exister.
De Thucydide et de Snorri, lequel est historien ? Les deux, mon stratêgós/jarl !
D'un côté, désassembler, ordonner, et réunir les éléments, les manipuler et leur donner sens ; d'un autre côté, les disperser et entremêler, pour rendre compte de la complexité des événements et de la diversité des points de vue. Entre ces deux tendances, dans un lieu aussi impossible que le pied d'un arc-en-ciel mais qui existe pourtant parfois, là est l'un des lieux où j'irais chercher l'histoire, et les historiens.
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[1] Article paru dans Quaderni di storia, 12 (juillet-déc. 1980), p. 55-81.
dimanche 21 juin 2009
Publier ou périr ?
Publish or Perish est un expression anglaise signifiant littéralement « Publier ou Périr » et utilisée pour décrire la pression et les exigences académiques en matière de publication. [...] La variante Publish or Pourrish, c'est-à-dire Publier ou Pourrir, est une transposition du publish or perish, parfois employée dans le contexte de la recherche académique française, où les chercheurs permanents sont des fonctionnaires d'État dont la carrière risque de stagner s'ils ne justifient pas d'un assez grand nombre de publications.
- Wikipédia [fr]
Je ne suis pas (encore) en instance de pourrissage, mais ayant récemment achevé mon mémoire de M1, je me dis que c'est dommage qu'il reste sur une obscure étagère. Et plus généralement, l'édition universitaire est, à mon humble avis, encore d'accès trop restreint, trop chère, trop rare, trop confidentielle, bref c'est un peu poussif tout ça, à l'heure de Wikipédia, de Creative Commons, du contenu en streaming, du logiciel libre et de l'open source. Je suis donc à la recherche de solutions.
Je crois en avoir trouvé une première : la publication en ligne, en l'occurrence via un site appelé lulu.com [multilingue]. Il permet de proposer des ouvrages soit en publication à la demande sous forme de livre papier (dead-tree version, comme on dit parfois en anglais), soit sous forme de fichier numérique à télécharger. Le procédé de publication est fort simple, et gratuit. L'on peut choisir sous quelle licence mettre son ouvrage (tous droits réservés, diverses versions de Creative Commons, libre...). L'on peut également choisir le montant que l'on veut recevoir pour chaque commande ou téléchargement. Comme le site se paye avec une commission proportionnelle au revenu que vous avez spécifié pour vous-même, si vous ne voulez rien recevoir et donc entrez 0 €, la commission sera elle aussi de 0 € et le fichier sera proposé en téléchargement gratuit. Ajoutons enfin qu'il y a des catégories, dont une (fort vaste) "sciences humaines", une courte description à entrer, et des tags, le tout permettant aux lecteurs de trouver votre ouvrage (que vous pouvez d'ailleurs mettre en accès privé...).
Et donc, si vous voulez un exemple, voici la page de téléchargement de mon mémoire, La Guerre dans la Heimskringla de Snorri Sturluson.
C'est facile et satisfaisant, reste à voir si c'est efficace. En attendant, je vais voir si ce site est vraiment à la hauteur, et quelles autres solutions sont disponibles... en vous encourageant, si vous avez l'occasion, à publier, vous aussi. Je pense que l'avenir de la recherche est dans une "Wikipédia de la recherche", où chacun peut chercher et publier selon ses envies et possibilités, gratuitement ou non. Les outils de publication en ligne tels que celui-ci seraient un des mécanismes essentiels de ce processus.
samedi 20 juin 2009
Effet de source
Le concept existe aussi en sociologie : "Lorsque le message met en scène un pseudo-scientifique en blouse blanche dans un laboratoire pour vanter les mérites d'une marque de dentifrice, cela induit un "effet de source" qui vient renforcer la crédibilité du message", écrivent Nathalie Guichard et Régine Vanheems dans leur manuel de fac de gestion Comportement du consommateur et de l'acheteur. Un blog que je découvre à l'instant, Homo Sum, offre cet autre développement dans un billet intéressant sur les effets positifs de la colère sur le jugement : "Le problème est que la colère rend très sensible à certains effets psychologiques qui orientent le jugement à notre insu, par exemple “l’effet de source”. Nous sommes sensibles à l’effet de source lorsque nous entendons par exemple un responsable politique de l’opposition critiquer le programme du gouvernement. On trouve sa critique convenue, car il est dans l’opposition, alors que la critique serait perçue comme très crédible si elle venait d’une autre source, par exemple d’un membre de la majorité. Un tel effet est amplifié par la colère. Lorsque vous vous disputez avec quelqu’un, vous êtes victime de cet effet de source, et l’identité de la personne qui vous a énervé l’emportera sur son argumentation."
Jusqu'ici, rien que de très simple... Mais l'effet de source de l'historien, ce n'est pas tout à fait cela ; ce n'est pas fondamentalement l'idée que l'origine d'un discours influe sur le jugement que nous portons sur sa crédibilité ou sa qualité, quoique ce phénomène soit, bien entendu, à prendre en compte. Pour expliquer l'intérêt principal de la notion en histoire, voici un exemple...
Prenons le cas d'un journal local fictif, par exemple La Voix de la Basse-Transcarinthie. Ce journal, quoique faisant des articles sur divers événements mondiaux, s'intéresse de très près à la vie de la Basse-Transcarinthie et de ses quatre plus ou moins grandes villes de Trúperdu, Nullpahr, Quekpahr-sur-Shepaú et Pómë-sur-Shepaú. Premier effet de source : mais alors, pourrait se dire un lecteur excessivement naïf, le spectacle de fin d'année du collège de Pómë-sur-Shepaú a autant d'importance que les dernières déclarations du président des Etats-Unis de Corée sur les activités nucléaires de la Californie du Nord ? Mais non, sans doute pas, même pour la plupart des habitants de Pómë-sur-Shepaú. Seulement, la ligne éditoriale et le but de ce journal sont tels que ces deux éléments y reçoivent une attention comparable.
Continuons notre exemple hypothétique. La région voisine, la Haute-Transcarinthie, ne dispose pas ou plus d'un journal comparable ; disons par exemple que Le Républicain Altotranscarinthien a fait faillite et que, depuis un bon moment, rien n'est venu le remplacer. Du coup, personne pour écrire d'article sur le spectacle de fin d'année, pourtant tout aussi remarquable, du collège de San Tredumondh, capitale de Haute-Transcarinthie. Prenons le cas du même lecteur excessivement naïf qui reçoit, dans son pays lointain, toute la presse de Transcarinthie (Haute et Basse) : mais alors, se dit-il, tandis que les collégiens de Basse-Transcarinthie font preuve d'une remarquable activité théâtrale, ceux de Haute-Transcarinthie ne font rien de tel ? Il y aurait là, peut-être, une différence culturelle majeure ! Mais non : il y a juste une différence dans la couverture de ces deux régions par les sources dont il dispose.
Déplaçons-nous de quelques siècles et imaginons un chercheur, Mr Clément Jpahdpin, fouillant les archives, à la recherche de sources portant sur la Basse-Transcarinthie. Hélas ! Aucun exemplaire de La Voix de la Basse-Transcarinthie n'a survécu, tous ont été brûlés lors de la grande révolte des parents d'élèves de '79, déclenchée par un article particulièrement critique sur le spectacle de cette fin d'année-là ; mais notre chercheur l'ignore. Seuls subsistent devant les yeux de notre chercheur les numéros du Courrier des Agriculteurs de la Vallée du Shepaú et du Chasseur Bas-Transcarinthien. Une conclusion s'impose de ces vieux numéros jaunis : la Basse-Transcarinthie connaissait, à cette époque, une vie agricole et chasseresse, mais la pratique des spectacles de fin d'année semble en avoir été complètement absente, ce qui suggère d'ailleurs un fort point commun avec la Haute-Transcarinthie. Peut-être tenons-nous là une des caractéristiques fondamentales de la culture transcarinthienne !
Quelques siècles plus tard encore... Tous les exemplaires de journaux transcarinthiens ont disparu, à cause des coupures budgétaires drastiques pratiquées, à un moment, dans le financement des services publics. Subsiste cependant l'ouvrage de Mr Jpahdpin, La Civilisation Transcarinthienne au temps du président Páçë. C'est ce que l'on appelle, un peu faussement (mais nous y reviendrons) une source secondaire : elle a été écrite "de loin", sans l'accès direct aux événements que pouvait avoir un journaliste de la défunte et regrettée Voix de la Basse-Transcarinthie. Donc, ce n'est pas terrible, comme source. Mais c'est tout ce qui reste, puisque les sources dites "primaires", les journaux transcarinthiens auxquels Mr Jpahdpin avait, lui, eu accès, ont depuis tous disparu. Alors, il faut bien faire avec... Et les chercheurs d'étudier la Transcarinthie à partir de cet ouvrage, et d'être victimes, s'ils sont aussi naïfs que tous nos hypothétiques personnages précédents, du fait que Mr Jpahdpin avait déjà subi un effet de source. Il y a donc un effet de source dans la source, et un effet de source dans l'effet de source... La recherche moderne se concentre donc sur l'agriculture et la chasse en Transcarinthie, points particulièrement développés par Mr Jpahdpin - qui ne pouvait rien développer d'autre, puisqu'il n'avait pas d'informations sur d'autres domaines. A tel point qu'une prestigieuse chaire d'Etudes Agricoles Transcarinthiennes est créée.
Ces exemples sont bien sûr excessivement simplistes ; c'est volontaire. Mais l'effet de source tend à être à la fois simple et insidieux, "tellement simple qu'on en meurt" comme le dit (à propos d'une tactique zouloue, pas de l'effet de source) un officier dans le film Zulu Dawn, qui n'est pas trop mal, mais ne digressons pas. Il faut aussi dire que les effets de sources font souvent débat ; car les conditions dans lesquels ils interviennent ne sont jamais, bien sûr, aussi simples, parfaites et extrêmes que celles proposées ci-dessus. Quelques exemples, à présent, d'applications...
Vous avez peut-être entendu parler de la peur de l'an mil, ou des terreurs de l'an mil, dont la justification se trouverait dans l'Apocalypse selon Jean : "Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection ! La seconde mort n'a point de pouvoir sur eux; mais ils seront sacrificateurs de Dieu et de Christ, et ils régneront avec lui pendant mille ans. Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison." (Apocalypse, XX, 6-7) L'idée des terreurs de l'an mil étant que tout un chacun au Xème siècle, lorsqu'il n'était pas occupé à mourir de faim ou de maladie comme (c'est bien connu) tout le monde faisait au Moyen-Âge, courait en hurlant : "l'an mil arrive, c'est l'apocalypse !". Et de faire toutes sortes de choses idiotes pour sauver son âme avant le Jugement Dernier. A l'époque, ils étaient un peu c..., comme chacun sait.
Je caricature, mais la chose a fait débat et continue à le faire, jusque dans des publications récentes. Or, l'un des problèmes qui se pose est le suivant : si certains textes monacaux peuvent manifester une attention particulière à divers prodiges et signes (croix de sang apparue dans le ciel...), il est difficile de dire si ces passages sont à relier à une véritable peur de l'arrivée de l'an mil, et surtout si ces préoccupations étaient largement partagées, ou si elles étaient le seul partage de quelques moines. Seulement, nul paysan médiéval ne nous a laissé son Journal intime écrit en attendant la fin du monde (qui est en retard cette année). Ici nous touchons à l'une des origines courantes de l'effet de source : l'accès à l'écrit. Au Moyen-Âge, mais aussi aujourd'hui, tout le monde n'a pas un accès égal aux divers supports qui permettent d'exprimer et de fixer une pensée, qu'il s'agisse du manuscrit ou de la fameuse "blogosphère". Or, si nous accordons sans doute une valeur trop importante aux témoignages écrits par rapport aux autres, il est néanmoins une certaine réalité dans le fameux adage "les paroles s'envolent, les écrits restent" : si nous pouvons à l'envi tenter de déceler les préoccupations d'un Raoul Glaber, il est difficile de dire si le moindre serf, ou même un quelconque prêtre, seigneur, moine, était tout aussi sensible que Mr Glaber aux "multiples signes et prodiges qui eurent lieu dans notre monde [...] aux alentours de la millième année après la naissance de notre Seigneur" (Raoul Glaber, Miracles de saint Benoît). Et si, dans mille ans, quelqu'un prenait la blogosphère d'aujourd'hui comme source historique, pourrait-il y trouver un portrait fidèle de notre monde à nous ? Sans doute pas. Un portrait intéressant, oui, mais non pas "fidèle" : il n'échappera à personne que certaines nationalités, catégories sociales, professions, courants intellectuels et idéologiques... sont sur-représentés sur ladite blogosphère.
Un autre exemple d'effet de source, cette fois contemporain, et qui reste dans le thème de l'apocalypse : le Web-bot, un programme automatisé qui parcourt le web et tente, en établissant des tendances à partir de ce qu'il récolte, de faire des prédictions - à l'origine il s'agissait de faire des prédictions boursières. "[P]our l'instant, j'ai l'impression qu'ils [les développeurs du projet] interprètent les résultats comme nous interprétons les quatrains de Nostradamus", écrit sur son blog l'étudiant en informatique et "web strategist" Benoit Tremblay. À regarder le site du Web-bot, cela semble exact. Tandis que Raoul Glaber regardait le ciel pour y voir des croix sanglantes, certains, apparemment, regardent le web pour "obtenir un résumé de l'inconscient collectif, et donc une vision de l'avenir", comme le dit ce documentaire sensationnaliste (1:07 à 1:11). Et voilà qu'on demande au Web-bot si il sait quand va avoir lieu la fin du monde. Réponse : 2012. Ce qui est censé appuyer des théories à base de calendrier maya [en] sur l'apocalypse en 2012. Problème logique, comme le relève Cracked, site humoristique et néanmoins (parfois) intelligent [en] : "Les données du Web-bot se limitent à ce dont on parle sur Internet. [...] [L]es alarmistes prédisant la fin du monde inondent le net de tonnes d'information sur une prétendue apocalypse en 2012"... Par conséquent, le Web-bot "prédit" : (d'après Internet), la fin du monde aura lieu en 2012. Simple, et pourtant cela semble échapper aux amateurs du Web-bot (cf. le "documentaire" cité ci-dessus).
Hé bien, c'est tout à fait cela, un effet de source ; la source étant en l'occurrence Internet. Et, comme on le remarque ici, l'effet de source peut s'entretenir lui-même, gagner de la force à mesure que l'effet de source initial est repris et amplifié dans une autre source, elle-même reprise par une autre source encore qui reprend et amplifie l'effet davantage, etc.
Il ne faut pas croire, cependant, que l'effet de source n'est que cela, que rumeurs superstitieuses concernant la fin du monde que l'on prendrait trop au sérieux, mais contre lesquelles il suffirait d'appliquer une bonne dose d'esprit critique pour les faire disparaître. L'effet de source ne se résume absolument pas au mensonge et à la mauvaise foi, ni même à la superstition, à la naïveté et à la crédulité. Il peut être dû à des raisons fort peu dépendantes de la volonté de l'auteur, comme par exemple les conditions de production de l'écrit, comme dans le cas de nos peurs de l'an mil, mais aussi à la préservation ultérieure des sources : si une source disparaît sans laisser de traces, ou - ce qui est plus probable - une trace déformée, "secondaire", l'effet de source est là qui nous guette... Et bien souvent il ne peut être repoussé ou résolu, ni même déterminé avec certitude ; il plane comme une incertitude.
Je me permets de me citer moi-même pour donner un dernier exemple, qui m'est tombé dessus dans mon étude de la Heimskringla, une série de biographies des rois de Norvège du Xè au XIIè siècle, écrite au XIIIè (source "secondaire" donc). Le problème, dans ce passage, est de savoir quelle image du "roi idéal" la Heimskringla propose, notamment de savoir s'il s'agit d'un roi guerrier :
Dans The Viking Achievement, Peter Foote et David Wilson se basent non plus sur le contenu des sources, mais sur leur quantité pour émettre le jugement suivant : « La paix et la prospérité étaient appréciées – et il y a des légendes sur les grands et bons rois sous les justes règnes desquels le pays était prospère. Cependant, il est parlant que, de tous les rois de Norvège, on a retenu le moins de choses du règne d'Óláf le Calme, qui régna en paix de 1066 à 1093, tandis qu'on a retenu, ou inventé, le plus de choses sur les règnes des deux puissants vikings missionnaires, Óláf Tryggvason et saint Óláf, qui régnèrent pendant moins de vingt ans à eux deux » Cela concerne directement la Heimskringla : Óláf le Calme fait l'objet de huit chapitres plutôt courts, tandis qu'Óláf Tryggvason est gratifié de 113 chapitres ; quant à la Saga de saint Óláf, morceau de bravoure de la Heimskringla, elle compte 251 chapitres. Il est quasiment incontestable qu'il y a un « effet de sources » en faveur des deux Óláf « agités », si j'ose dire, et au détriment d'Óláf le Calme.
[...] Par ailleurs, l'on pourrait expliquer le déséquilibre quantitatif entre la Saga d'Óláf le Calme et la Saga de saint Óláf ou la Saga d'Óláf Tryggvason par un effet de source de la part de Snorri lui-même : comme il se concentre essentiellement sur les conflits, les enjeux de pouvoir, le règne d'Óláf le Calme, s'il a véritablement laissé un souvenir de « calme », ne présente guère d'intérêt comme cas d'étude. D'ailleurs, la phrase par laquelle Snorri conclut sa Saga d'Óláf le Calme ne simplifie pas les choses : « En tant que roi, il était très aimé, et durant son règne la Norvège crût grandement en richesse et en honneur ».
Ou peut-être Snorri ne disposait-il que de peu de sources sur Óláf le Calme, par suite, peut-être, du fait que ce raisonnement ("un règne calme n'est pas intéressant à raconter") a été tenu par les auteurs qui l'ont précédé. L'effet de source, typiquement, c'est ce doute ; c'est une probabilité, très rarement une certitude. L'on peut essayer de délimiter cette probabilité par la logique, mais tout cela reste supputations ; tout ce que l'on peut espérer, c'est de ne pas se faire prendre, non pas aux "mensonges" des sources, mais tout simplement à tous les effets, les miroirs déformants créés par leurs conditions de production, de conservation, et de lecture (y compris par nous-mêmes).
L'idée de l'effet de source amène à rappeler un adage d'historien qui n'est pas sans mériter qu'on s'en souvienne, y compris en-dehors de la pratique de l'histoire : "l'absence de preuve n'est pas une preuve d'absence". Et, serait-on tenté d'ajouter : "la présence de preuve n'est pas une preuve de présence". Et, si l'on veut pratiquer l'esprit critique, ce qui est toujours une bonne chose, alors oui, méfions-nous... mais pas tant du texte lui-même, contrairement à ce que l'on peut être tenté de faire, que de la façon dont il nous parvient et de la façon dont nous le recevons.