samedi 13 juin 2009

Ces gens morts qui n'étaient pas comme nous

Il est une chose que l'on semble souvent oublier, que l'on soit historien en titre ou non, lorsque l'on parle d'hommes du passé : qu'il s'agissait de membres de la sous-espèce homo sapiens sapiens, possédant deux bras, deux jambes, une tête, et potentiellement de nombreuses autres similitudes avec « nous autres ». Ils sont plutôt, selon les cas, considérés comme...


Homo insolitus.

Phrase-type : « ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines » [1].

C'est la réaction du touriste du temps, qui aime bien tomber sur quelque pratique étrangère et dépaysante, mais aussi – et c'est là, surtout, que le bât blesse – aime à exprimer hautement son opinion sur le pittoresque de la chose. Y'a pas, ils sont pas comme nous, ces gens qui persistaient à s'habiller en toge, ou qui pratiquaient ces rituels amusants et un peu désuets à cause de toutes ces superstitions qu'ils entretenaient. Souvent, l'on jette sur l'homo bizarricus, bête de cirque de l'histoire, un regard plus ou moins condescendant, ce qui nous amène à....


Homo idiotachus.

Phrase-type : « ils croyaient que la Terre était plate ! Faut-il être bête !».

Toute parée des idées de Renaissance, d'Âge des Lumières, et de Progrès, voici l'idée que ceux d'avant étaient tout de même moins avancés que nous, voire de parfaits crétins. Elle peut se décliner de bien des manières, selon les pratiques ou croyances considérées, et selon que l'on considère leurs auteurs comme doucement idiots ou carrément comme de dangereux et sombres primitifs. Exemple parmi d'autres, vu au détour d'une série télévisée, à propos de la trépanation :

- Ce genre de rituel remonte au Moyen-Âge. À l'époque, on faisait un trou dans le crâne de la personne de façon à ce que les esprits malins soient libérés, ce qui la préservait de la damnation éternelle.
- Et c'est ça qui... qui préservait la personne ?
- Oui, ce n'est pas pour rien qu'on a appelé cette époque « l'obscurantisme » [VO : Well, they didn't call them the Dark Ages because it was dark.]

(Stargate SG-1, épisode 308 (saison 3, épisode 8, « Demons »), de 07:28 à 07:48, visible sur http://www.fedbac.tv/serie-54-saison-3-episode-08.html).

Outre la très mauvaise traduction française, il est amusant de noter qu'une pratique très similaire, la lobotomie, a eu son heure de gloire beaucoup plus près de nous que du Moyen-Âge, à savoir dans la première moitié du XXè siècle. Un certain António Egas Moniz reçut un (demi-) prix Nobel de médecine en 1949 pour ses découvertes sur la leucotomie [en], utilisant un leucotome, instrument neurochirurgical que l'on faisait rentrer par un trou pratiqué dans le crâne (faire ce trou s'appelle, devinez comment, une trépanation). Cf. un compte-rendu nuancé de la pratique sur [en] http://nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/articles/moniz/index.html.

Dans les années 40 et 50, un certain Walter Freeman pratiqua aux États-Unis (justement les États-Unis, dont la série susmentionnée est originaire) des milliers de lobotomies. Cet article [en] relate comment un jeune garçon fut « pratiqué » de cette manière, non pas certes à cause d'un esprit malin, mais parce que sa belle-mère (seconde femme de son père) lui trouvait un comportement et un caractère problématiques, ce à quoi W. Freeman répondit en « expliqu[ant] à Mme Dully que la famille devrait considérer la possibilité de changer la personnalité d'Howard par le moyen d'une lobotomie transorbitale [utilisant non pas un trou percé dans le cerveau, mais les orbites pour accéder à l'intérieur du crâne] ». Conclusion rigoureuse : le diable a été remplacé par la belle-mère, ce qui est un indice certain de Progrès.

Le mécanisme de création de l'Homo idiotachus (et parfois barbarus) est le suivant : l'on prend, au cours d'un voyage chrono-touristique tel que décrit plus haut, quelque pratique plus ou moins exotique, et on la généralise. Exemple : « au Moyen-Âge, ils croyaient que la Terre était plate », effaçant ainsi toute historicité, tout caractère dynamique des représentations cosmologiques médiévales, et semblant considérer que tout le monde, au Moyen-Âge, croyait la même chose, voyait la Terre de l'exacte même façon, comme si cela était une caractéristique inamovible de l'Homo medievalus (sur la question de la « Terre plate » au Moyen-Âge, voir [en] http://en.wikipedia.org/wiki/Flat_earth#In_the_Middle_Ages et http://en.wikipedia.org/wiki/Flat_Earth_mythology). Au passage, l'on a bien soin de ne pas considérer que ces « pratiques exotiques » peuvent être beaucoup plus proches de nous que l'on veut bien le croire, comme dans le cas de la trépanation/lobotomie. L'avantage est que l'on peut se penser comme bien plus évolué, et trouver que « nous autres » sommes bel et bien sortis de « l'obscurantisme ». Voici une perle de vieux manuel scolaire qui résume bien cet esprit : « en somme, nos ancêtres gaulois [NdA : les fameux] étaient des sauvages aussi peu avancés que ne le sont, à l'heure actuelle, beaucoup de nègres en Afrique » (Hervé, Gustave ; Clemendot, Gaston., Histoire de France : cours élémentaire et moyen, Paris, Bibliothèque de l'Éducation, 1904, p.10, cité par Amalvi, Christian, De l'art et la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France, Paris, Albin Michel, 1988, p.64).


Homo aureus.

Phrase-type : « à l'époque, on savait ce que c'était que le courage ! ».

Aureus, doré, parce qu'il appartient à un prétendu Âge d'Or. L'idée que « c'était mieux avant » est très ancienne, très présente en toutes sortes de contextes (ce qui ne veut pas dire qu'elle est forcément une idiotie). O tempora, o mores, « ô temps, ô mœurs », s'exclama fameusement Cicéron dans son discours contre Catilina, se lamentant qu'au bon vieux temps, un certain Caius Servilius Ahala avait tué Spurius Mælius pour conspiration contre l'État, et que si l'on était encore à l'époque dorée de Mr C. Servilius Ahala, ce fourbe de Catilina ne serait pas encore là à abuser de la patience de tout le monde. Nombre d'Âges d'Or ont été construits, par exemple celui qui poussa nombre de réformateurs religieux chrétiens à rechercher le retour, la réforme, vers les premiers temps du christianisme en lesquels, censément, les chrétiens vivaient plus proches de Jésus et de ses enseignements. Une version que l'on trouve beaucoup aujourd'hui semble générée par l'idée que certes, les Temps Anciens étaient rudes, mais cela avait l'avantage considérable de donner des hommes, des vrais, forts et courageux, contrairement à ceux d'aujourd'hui, ramollis par la voiture, la télé, et la fermeture Éclair.


Il est sans doute d'autres types, mais ces trois-là recouvrent bien le phénomène : primo, l'homme du passé est étrange, c'est-à-dire également étranger, différent ; secundo, cette différence peut donner lieu soit à moqueries et observations sur la quantité de lumière ou d'obscurité imputable à telle ou telle époque [2], soit à soupirs nostalgiques et regrets rétrospectifs.

Le problème, et l'intérêt, du phénomène est qu'il est particulièrement insidieux : tout le monde peut tomber dans tout ou partie de ses excès. Il est ainsi tentant (et très courant, même dans des publications scientifiques) d'affirmer que « les Grecs pensaient... » ou que « au Moyen-Âge l'on croyait... ». Pas forcément des choses aussi rhédibitoires que la Terre plate, mais qui n'a jamais croisé ce type d'affirmations généralisatrices ? Une formule, par exemple, m'a jadis impressionné : « Avant la révolution française, on ne réclame pas la liberté mais des libertés ». Elles sont séduisantes, ces phrases qui établissent des différences fondamentales, des ruptures conceptuelles primordiales, et permettent de croire que d'un seul coup, en quelques mots, l'on saisit la mentalité d'une époque, c'est-à-dire (mais c'est ce à quoi l'on ne pense pas assez) la mentalité de milliers d'individus. Trop séduisantes. Un peu comme ces e-mails vous annonçant qu'une riche veuve africaine est prête à vous verser des millions de dollars si vous l'aidez à transférer ses richesses hors d'Afrique, en lui communiquant votre numéro de compte en banque.

Ce qui amène à penser que ceux qui parlent d'histoire devraient penser davantage à certains éléments déontologiques établis en d'autres lieux. En l'occurrence, la politique de Wikipédia « éviter le contenu évasif » (weasel words en anglais, c'est-à-dire les expressions telles que « on dit que », « on pense que ») mériterait mûre réflexion, notamment sur le fait que, contrairement à ce que beaucoup affirment, ce n'est pas forcément à Wikipédia (ou autres projets, sites, œuvres etc.) de recevoir des leçons de la part des universitaires : l'inverse peut tout à fait être envisagé.

J'insiste sur ce point, car le problème de l'homo aureus ou homo barbarus ne saurait être résolu en disait simplement : « tenons-nous-en à l'objectivité, en évitant les jugements de valeur ». Ce n'est qu'un des aspects du phénomène. En fait, il croise de nombreuses autres questions sur le langage et les concepts de l'histoire : celui de différences/évolutions/ruptures, notamment, mais aussi des questions de sources... Plus globalement, il contient bon nombre de questions que l'on peut qualifier de « philosophiques » :

- Quel rapport avoir avec ce qui est Autre ?

- L'Autre est-il Autre ?

- Comment connaître ce qui est Autre ?

Avec par-dessus le tout la difficulté qu'ajoute toujours l'histoire : l'Autre en question est passé, on ne l'observe qu'a posteriori et parfois seulement au moyen de quelques traces et ruines éparpillées. L'on est d'ailleurs tenté de croire qu'en histoire (et ailleurs), l'Autre tend à être Autre de manière inversement proportionnelle à la quantité de sources dont nous disposons pour le connaître.

Signalons cependant un problème en quelque sorte inverse :


Homo Nativus.

Phrase-type : « il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours, c'est dans la nature humaine ».

La « nature humaine », concept philosophique pourtant problématique, est très allégrement invoquée pour affirmer que la violence, la guerre, la corruption, la torture, la compétition... et autres maux plus ou moins graves n'ont jamais cessé d'accompagner l'homme, en tous temps et en tous lieux, comme une seconde peau. Homo homini lupus, « L'homme est un loup pour l'homme », écrivit fameusement Thomas Hobbes, mais lui-même avait piqué la phrase à Plaute, illustrant ainsi son propos. À appliquer cette maxime, faire de l'histoire n'a plus guère de sens, puisque l'homme est tout déterminé par sa « nature », qu'il est toujours le même ; l'histoire en serait donc réduite à observer les variations de l'application de ladite nature.

En me moquant de la tendance à considérer celui du passé comme un étranger, je ne tiens cependant pas à mettre en avant cette idée que l'homme ne change et ne changera jamais, pour le meilleur et surtout pour le pire (l'homo nativus semble surtout apparaître dans la bouche des fatalistes). Non seulement l'idée que l'homme (ou, d'ailleurs, quoique ce soit d'autre) soit astreint à une « nature » inébranlable est, comme je le disais, problématique, mais en plus ce discours prend trop souvent l'aspect d'un argument d'autorité et d'une facilité intellectuelle (« c'est comme ça, c'est tout ») qui anéantit toute possibilité de discussion, historique ou autre. D'un autre côté, il faut reconnaître que l'histoire, en France du moins, manque quelque peu de sensibilité aux éléments « naturels », ou, pour mieux dire, aux possibles facteurs génétiques, biologiques, etc. Beaucoup (dont j'ai été) rejettent sans doute trop la seule considération de ces facteurs comme étant une insulte à l'homme et à l'humanisme.

Néanmoins, et c'est là que les partisans d'homo nativus n'aident certainement pas le débat à s'élever, ceux qui maîtrisent les concepts de la génétique, ou de la théorie de l'évolution par exemple, n'en font pas un déterminisme, quelque chose qui, par exemple, expliquerait de manière définitive que l'homme a toujours fait la guerre et la fera toujours[3]. Bien au contraire, la génétique, ou les avantages/désavantages évolutionnels, ne sont que des champs de possibles, et ne prennent sens que dans un contexte donné, selon le milieu physique notamment, mais pas seulement. Le seul fait qu'il existe des espèces avec des organes qui ne servent plus, et peuvent à terme disparaître, devrait faire réfléchir ceux qui semblent affirmer que la guerre, par exemple, est attachée à l'homme comme un troisième bras.


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[1] Il est amusant de noter que dans le titre original du film de ce nom, les hommes en question ne sont ni fous, ni merveilleux, et que leurs machines ne sont pas drôles : il s'agit juste de « ces hommes magnifiques dans leurs machines volantes » (Those Magnificent Men in their Flying Machines). L'homo insolitus serait-il un type particulièrement français ? On peut cependant en douter.

[2] L'on peut cependant supposer que, du strict point de vue des lumières visibles la nuit par image satellite ou photographie aérienne, le Moyen-Âge est effectivement un âge sombre, au moins comparativement. Par contre, il est moins compréhensible que cette théorie ait cours en dehors de manuels d'histoire sponsorisés par EDF.


[3] À ce sujet, je ne résiste pas à la tentation de citer et traduire un passage de l'excellent livre d'Azar Gat, War in Human Civilization :
Revenons à notre question de départ : l'agression violente et meurtrière est-elle donc innée dans la nature humaine, est-elle « dans nos gènes », et si oui, pourquoi ? La réponse est que oui, elle l'est, mais seulement en tant que capacité, potentiel, propension, ou prédisposition. Cela va au-delà du fait, constamment souligné par les scientifiques, que les gènes sont plus une idée générale [a general design plan] soumise aux influences de l'environnement, que des directives toutes prêtes qu'il n'y a plus qu'à appliquer. On a trop souvent considéré que l'agression devait soit être une « invention » - c'est-à-dire, entièrement acquise et optionnelle - ou innée, comme un mobile premier qui est inscrit « en dur dans notre mécanisme » [hard-wired] et extrêmement difficile à repousser. En fait, l'agression, en tant que compétence tactique - et une compétence tactique très dangereuse - est à la fois innée et optionnelle. En vérité, il s'agit d'une compétence basique et centrale, dont l'utilité est courante dans le combat pour l'existence. C'est pourquoi elle est innée parmi les créatures vivantes, y compris les humains ; une forte pression pour la sélection durant des millions et des millions d'années ont amené ce résultat. En vérité, il faut souligner que, tout en étant optionnelle, l'agression a toujours été une option majeure, et donc très proche de la surface, souvent activée. En même temps, néanmoins, lorsque les conditions qui peuvent déclencher l'agression sont moins proéminentes, ou que des moyens alternatifs sont disponibles ou peuvent être développés, les niveaux d'agression peuvent diminuer, parfois jusqu'au point où l'ensemble du schéma comportemental [behavioural pattern] n'est quasiment jamais activé. Les niveaux d'agression violente fluctuent en réponse aux conditions.
- Gat, Azar, War in Human Civilization, Oxford University Press, 2006, pp. 39-40
On peut à bon droit considérer cette thèse comme trop déterministe encore, mais elle au moins a ses mérites et sa place dans le débat.

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