mercredi 8 juillet 2009

Liens

J'ai récemment ajouté une liste de liens. Il paraît qu'on dit : "une blogroll".

Pour l'instant, deux s'y trouvent :

Poemas del Rio Wang, qui parle de très multiples choses (entre autres ayant trait à l'histoire) en de très multiples langues. À noter son iconographie très riche, de toutes époques et de toutes origines, qui à elle seule vaut le détour.

Strange Maps, un site très intéressant sur les cartes les plus étranges qui soient, passées et présentes, grâce auxquelles on traverse la géographie, l'économie, la littérature, l'ethnologie... et l'histoire.

Tu en as menti par la source

En complément à mon (trop ?) long billet sur l'effet de source, je vous propose cette (trop ?) courte occasion de réflexion :

Certains historiens ont cru, et certains croient sans doute encore, à la « supériorité » des sources fiscales, légales et administratives sur les sources plus... « littéraires », croyant, dans la masse desdites sources administratives (actes notariés, de naissance, inventaires après décès, registres de plaid, documents fiscaux...) trouver l'objectivité. Surtout en faisant, en quelque sorte, une « moyenne » pour éliminer les cas exceptionnels. La statistique, ça c'est objectif, môssieu. Et j'ai des chiffres.

Je vous livre donc cette intéressante anecdote : je suis étudiant dans un établissement universitaire lyonnais, mais mon directeur de mémoire était (et est toujours) à Paris. J'ai donc soutenu à Paris un mémoire d'histoire médiévale « lyonnais » (quoique cohabilité entre autres avec l'EHESS, qui pourtant est à Paris...). Or, sur le formulaire de procès-verbal de soutenance, la date, élément cher aux diplomatistes, suit le format suivant :
À Lyon, le ...
Le lieu est fixe. Pas moyen de soutenir ailleurs qu'à Lyon. Selon le PV, j'ai donc soutenu à Lyon, quoique selon ma mémoire, ce fut à Paris (mon portefeuille confirme, et salue au passage la SNCF). Mais, par la puissance du formulaire, Paris, ou du moins un petit morceau de Paris (mais pas n'importe lequel, il s'agissait tout de même d'un bout de Sorbonne) s'est retrouvé transporté à Lyon.

Voilà une puissance du verbe devant laquelle maints auteurs de sources « littéraires » n'ont plus qu'à s'incliner : peu, je crois, ont jamais réussi une telle téléportation.

dimanche 5 juillet 2009

Vous avez (1) codex non lu

La BBC m'informe que le plus ancien manuscrit connu de La Bible, le Codex Sinaiticus, vient d'être (partiellement) mis en ligne en version numérisée, ici.

Quoique les études bibliques ne soient vraiment pas ma tasse de Mer Morte, je profite de l'occasion pour dire tout le bien que je pense de telles initiatives de numérisation et mise à disposition du public de textes.

Cela permet à un étudiant de travailler sur un manuscrit qui se trouve dans une bibliothèque lointaine, auquel il lui serait difficile, voire impossible, d'avoir accès : des perspectives, des possibilités supplémentaires pour les rédacteurs de mémoires z'et de thèses ; des ouvertures sur d'autres espaces, d'autres sources.

Cela permet à un lecteur d'un livre d'histoire d'aller voir lui-même la source dont parle l'auteur.

Cela permet de sortir des morceaux de connaissance humaine, des objets de savoir des prisons qu'ont pu devenir certaines bibliothèques ou archives.

Enfin, comme le dit le Dr. Scot McKendrick, "La disponibilité du manuscrit numérisé pour les chercheurs du monde entier créé des opportunités pour des recherches collaboratives qui n'auraient pas été possibles il y a à peine quelques années."

Hé bien, je vous tire mon chapeau, Dr. McKendrick : I could not agree more.

samedi 4 juillet 2009

Lire, écrire, compter... penser

Je suis depuis peu, et de plus en plus, convaincu que l’enseignement - de l’histoire, puisque c’est d’histoire qu’il s’agit ici, mais pas uniquement - est beaucoup trop fondé, en France (et peut-être le problème existe-t-il ailleurs) sur une logique de contenus bruts, qui sont à apprendre. L’idée est ici d’y opposer une logique de méthodes, qui sont à comprendre et doivent nécessairement précéder les contenus.

La justification de cet accent mis sur les méthodes m’a été inspirée par une remarque, par ailleurs assez banale et périphérique, faite par Clifford Geertz dans l’introduction à son Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia : « À présent, nous sommes tous des universitaires spécialisés, et notre valeur, au moins en cela, se mesure à ce que nous pouvons apporter à cette tâche qu’est la compréhension de la vie sociale humaine, tâche dont nul d’entre nous ne peut triompher seul » (Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia, University of Chicago Press, 1971, p. vii). Qui connaît un tant soit peu le fonctionnement du système universitaire sait bien que Geertz dit vrai. Et, comme l’observe Marc Bloch dans Apologie de l’histoire ou métier de l’historien, cette spécialisation est rendue inévitable par le rapport entre, d’une part, la masse immense des savoirs et des connaissances et, d’autre part, la brièveté d’une existence humaine : ars longa, vita brevis, l’art est long et la vie est courte !

Mais accepter cet état de fait ne suffit pas. Pour rendre les spécialisations savantes de chacun effectives dans la société des savoirs, il faut alors constituer des « réseaux de savoirs », ou en quelque sorte, des connexions neuronales entre les individus. Pour ce faire, il est essentiel que chacun, tout en travaillant à sa spécialité, possède les bases pour comprendre les autres spécialistes. Par « bases » j’entends, non pas ce que l’on croit être la « culture minimale » à avoir dans tel ou tel domaine (théorème de Pythagore en mathématiques, date de la prise de la Bastille en histoire, œuvres de Victor Hugo en littérature, vague aperçu du monde en géographie...) ; j’entends les véritables fondements d’une science, à savoir la manière dont on la pense et la fait, sa méthodologie, son épistémologie.

Certes, la « culture minimale » a aussi son rôle social, et son utilité quotidienne : ne la supprimons pas entièrement, mais voyons ses limites. Dans une société des savoirs, il est bien plus important de savoir penser que de savoir tout court. L’on peut posséder tous les aspects d’une vaste culture, connaître tous les détails de la vie de Napoléon, et ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est l’histoire, de comment il faut la penser et la problématiser ; bref on peut être une sorte de livre vivant, ce qui est de la plus grande stupidité. Les livres sont meilleurs que nous pour retenir des faits, mais ils ne peuvent pas penser ni s’adapter ; le véritable savant n’est pas un livre, c’est celui qui, prenant n’importe quel livre, saura le lire. Certes connaître les faits a aussi son importance, pour nourrir la pensée – lorsque l’on est un spécialiste notamment. Mais mettre les faits avant la méthode, c’est mettre la charrue avant les bœufs.

C’est pourquoi l’école, plutôt que de fonctionner sur un schème de « culture minimale » que l’on reprend à chaque cycle pour l’étendre un peu plus, devrait commencer par la méthodologie, et surtout, s’assurer que, si transmission de faits il y a (et il doit y avoir), ces faits sont compris et non pas appris. Il est déplorable de voir que l’apprentissage par cœur, cette méthode pédagogique digne de singes savants, est encore tellement en faveur. C’est sans doute la plus facile ; c’est aussi la plus pauvre. Je pense que l’on peut expliquer simplement la méthodologie et les enjeux d’une matière, quitte à reprendre le fonctionnement actuel de retour par cycles et de complexification progressive de cette méthodologie.

L’objectif est ensuite de former des spécialistes – une fois passé un « baccalauréat de méthodologie » – dont on pourra être sûr qu’ils sauront manier les faits, au lieu de les emmagasiner en pure perte. Mieux vaut un historien qui ne connaît pas le théorème de Pythagore, mais saura comprendre sur quelles bases raisonne un mathématicien et pourra donc travailler avec lui, qu’un historien capable de calculer la longueur de l’hypothénuse d’un triangle rectangle, mais tout à fait ignorant de ce que sont véritablement les mathématiques – car en soi, le théorème de Pythagore n’en dit rien. Et surtout, mieux vaut un historien qui ne sache pas qui est Napoléon, mais sache ce qu’est l’histoire et comment on la fait, plutôt que le cas inverse ! L’érudition est une bonne, amusante et belle chose, mais elle ne suffit pas au fonctionnement d’une véritable communauté des savoirs. C’est pourquoi, aux « compétences » (comme l’on dit aujourd’hui) élémentaires que sont lire, écrire, compter, et que l’école est censée apprendre à tous, je souhaite ajouter : penser.

Il est tout de même formidable qu’il faille attendre l’enseignement supérieur pour être confronté à ces questions essentielles de l’histoire que sont les problèmes de sources, les divergences de vue, la critique historique, et, plus généralement, l’historiographie... L’historien, le spécialiste qui est passé par là, sait bien que l’on ne peut pas faire de l’histoire sans ces éléments. C’est pourtant ce que l’on fait du primaire à la terminale. Non pas de l’histoire, en fait, mais, serais-je tenté de dire, du dogme, par laquelle l’on affirme tel ou tel fait sur la révolution française ou la seconde guerre mondiale, comme on affirmerait l’immaculée conception ou la double nature du christ, sans démonstration, critique ni nuance ; et avec, par-dessus le marché, une infaillibilité pontificale - celle du manuel. Et l’histoire n’est pas la seule victime du fait. Je crois pouvoir dire que les spécialistes d’autres dignes matières opineront à ce constat.

Comment justifier cet état de choses ? Un argument vient facilement à la bouche de nombreuses personnes : l’épistémologie, voilà qui est bien trop difficile pour des enfants ! Mais qu’apprend-on en sixième ? L’Égypte, ses pharaons, ses pyramides, ses dieux. Programme sans doute inspiré, d’aileurs, par la tradition égyptologique française. Pourtant, là encore, toute personne qui connaît ne serait-ce qu’un tout petit peu l’histoire universitaire sait que, de l’égyptologie - la vraie - il n’y a pas vraiment de quoi se taper sur la cuisse, et, si l’on donnait une thèse d’égyptologie à un quidam, sans doute dirait-il : « Mais c’est bien trop difficile pour des enfants ! ». Seulement on a fait pour l’égyptologie un travail de vulgarisation - de la qualité de son contenu, je ne puis guère juger, n’étant pas spécialiste, mais je puis répéter que dans l’esprit, dans la méthode, ce n’est pas là de l’histoire. Ce n’est pas de l’histoire que d’acquérir - de digérer - un savoir dogmatique et fragmentaire qui jette vaguement quelques rais de lumière faibles et éphémères sur tel ou tel morceau de l’histoire de l’humanité, choisi pour on ne sait trop quelle raison.

En histoire, comme en toute « science », humaine ou non, il n’est qu’une chose universelle, fondamentale, dont l’enseignement soit non seulement absolument justifiable mais encore indispensable : c’est la méthode. Faisons pour la méthode historique l’effort de vulgarisation que l’on a pu faire pour l’Égypte ancienne, et l’on verra bien si l’on ne peut pas en donner ne serait-ce qu’un bon aperçu à des enfants. D’ailleurs, mon expérience personnelle m’amène à faire remarquer que, pour un adulte du moins, des livres tels que Apologie de l’histoire ou métier d’historien de Marc Bloch, ou les Douze leçons sur l’histoire d’Antoine Prost, sont plus « faciles » à lire que bien des livres de pur contenu.

Je ne dis pas, évidemment, de faire lire tout Marc Bloch en sixième. On peut chercher à faire prendre conscience de ce qu’est le métier de l’historien de bien des manières. Quelques métaphores, analogies, réflexions simples - de préférence par dialogue avec la classe - permettent déjà de le suggérer ; par exemple, l’on peut, je pense, assez bien montrer et matérialiser la nature du métier d’historien en le comparant avec la traduction. L’historien est celui qui apprend à connaître une culture qui n’est pas la sienne, comme le traducteur apprend à connaître une langue étrangère ; l’historien est celui qui, à partir d’une matière première, la source, ayant trait à cette culture, rend ladite matière intelligible à tous, comme le traducteur traduit un texte. Voilà qui n’est pas, il me semble, excessivement complexe. Et c’est une excellente occasion d’interdisciplinarité avec les professeurs de langues ! On ne manquera pas, non plus, de montrer aux élèves cette matière première à partir de laquelle les historiens travaillent, de leur expliquer et surtout de faire devant eux toute la « chaîne de production » du savoir historique, au lieu de ne leur réserver que le résultat final.

Le danger de l’historiographie et de l’épistémologie est de se situer dans le seul raisonnement abstrait, sans matière, sans lien avec les faits qui restent ce avec quoi on fait l’histoire. Aller aussi loin est effectivement un problème, notamment s’il s’agit d’enseigner à des enfants, à qui des raisonnements purement abstraits peuvent être difficilement accessibles. Cependant je voudrais faire remarquer que « le fait » historique ne va pas de soi. On ne le connaît pas a priori, spontanément et immédiatement ; c’est une connaissance qui se construit, par ce qui est justement le travail de l’historien, lecture, critique, recoupement, etc. des sources, ces sources elles-mêmes étant des constructions... Faire de l’histoire suppose un rapport aux « faits » plus complexe que le bon vieux « 1515 Marignan », pour reprendre cette tarte à la crême. Aussi difficile que cela puisse être à enseigner, c’est une nécessité.

Je pense du reste qu’elle est tout à fait surmontable. Voici une proposition de cycle d’enseignement de l’histoire : tout d’abord, choix de quelques grands problèmes historiographiques et méthodologiques représentatifs (par exemple : l'effet de source), qui, après une mise en contexte, seront étudiés pour en dégager les conclusions qui s’imposent sur l’épistémologie de l’histoire. Encore une fois, nul besoin pour cela de tomber dans les débats techniques entre universitaires spécialistes ; il s’agit de dire, ce qui peut se faire simplement si l’on en fait l’effort pédagogique, des choses essentielles sur l’histoire qui donneront conscience aux élèves de ce qu’ils font et de la nature de ce qu’on leur enseigne. Ceci fait, on pourra commencer - dans le secondaire - à pratiquer la chose, tout en continuant à rappeler et à préciser les problèmes historiographiques et épistémologiques. L’on ferait l’équivalent pour les autres matières. Et ce n’est que dans le supérieur qu’une fois cet arsenal mental acquis, l’élève acquerrait en détail et en profondeur les faits précis portant sur telle ou telle période, guidé en cela par son propre choix.

On en finirait ainsi avec le système actuel qui se satisfait de donner aux élèves et même aux étudiants en histoire une connaissance fragmentaire, variant au gré de l’arbitraire des programmes, et qui permet à quelqu’un d’obtenir une agrégation ou un doctorat d’histoire sans l’avoir jamais obligé à en passer par un cours d’historiographie ou d’épistémologie de l’histoire ; mode de formation qui, finalement, n’est guère différent de celui des anciens apprentis, n’apprenant le métier qu’en observant le maître - tout reposant sur la qualité de ce dernier ! Évidemment, une fois arrivé dans le supérieur, on a de bonnes chances d’avoir au moins quelques professeurs qui cherchent à montrer à leurs étudiants la complexité du métier, ses ficelles et ses pièges. Mais dans le secondaire, je crois hélas que nul n’a la compétence, ou le souci, ou tout simplement le temps - car il faut boucler les programmes du baccalauréat - de traiter ces questions. Du point de vue de l’efficacité, le couperet tombe forcément : il est bien plus rapide et simple de dire « à telle date il s’est passé telle chose » que de dire « selon telle source à telle date il s’est passé telle chose, selon telle autre source à la même date il s’est passé telle autre chose ; tel historien en fait telle analyse, tel autre historien en fait telle autre analyse ». Enseigner l’histoire, c’est pourtant faire la seconde chose, et non la première. Ars longa, toujours !

Un tel système pose deux problèmes. Le premier est que, peut-être un peu déroutant pour les élèves, il est surtout déroutant pour l’institution scolaire, qui n’enseignera plus des matières jamais remises en question et prises comme a priori, ni des programmes clairs, nets, bien définis et uniformes, constitués de faits sûrs et indiscutables. Et partant, il sera plus difficile d’évaluer les élèves, impossible même avec le système actuel. Pour moi, tout cela est certes problématique - cela oblige à une réforme large - mais positif, car cela permet de sortir l’élève de son rôle de consommateur de l’enseignement, consommateur forcé ajouterais-je, pour en faire, d’abord un spectateur averti, première étape vers un rôle plus actif et plus critique. D’ailleurs, j’en lance la vague hypothèse de manière périphérique, ce pourrait peut-être être un élément de solution au problème dit de la violence scolaire : appelé à manifester une attitude critique (intelligeamment critique) par rapport à l’enseignant et à l’enseignement qu’il fournit, et en ayant justement les moyens, l’élève serait peut-être moins poussé à réagir à l’autorité imposée du professeur par l’« incivilité » et autres violences.

Le second, plus complexe, est que cette orientation va à l’encontre de la « culture de base » que j’évoquais plus haut et qui est actuellement le but de l’enseignement primaire et secondaire (voire encore supérieur) : il s’agit d’« apprendre l’essentiel » aux élèves. Je crois pouvoir résumer assez bien cette logique en disant qu’il s’agit de poser les grandes « masses de granit » (dirait, justement, Napoléon) de l’Histoire, notamment celles qui permettent de comprendre « le monde dans lequel nous vivons », et d’abord le pays dans lequel nous vivons, d’où cet accent mis particulièremet fortement en France sur l’histoire nationale, d’une part, et sur l’histoire la plus immédiate, l’histoire contemporaine, d’autre part. Évidemment, il faut y ajouter le fait que l’enseignement de l’histoire, sans trop le dire, en est resté au lien du XIXème siècle entre « histoire » et « identité nationale ». But, donc, à la fois utilitaire (apprendre les faits essentiels, « l’histoire qui sert ») et idéologique (connaître l’histoire de son pays, partie de l’identité nationale, du moins de l’identité nationale officielle). Sur l’aspect idéologique, je ne m’étendrai pas ici ; il me suffira de dire qu’à ce qu’il me semble, un universitaire, de par l’étymologie même de son titre, ne peut guère se satisfaire d’une approche aussi particulariste – communautariste – du savoir que celle de « l’identité nationale ».

Sur l’aspect utilitaire, je pense pouvoir défendre plus objectivement ma position. Sans dire que l’histoire enseigne des lois – des « leçons », selon la formule consacrée – je suis convaincu que l’histoire la plus ancienne, la plus éloignée de nous par le temps et par l’espace, peut nous apprendre autant et peut-être plus sur nous que « l’histoire qui sert ». Un peu comme Claude Lévi-Strauss faisait remarquer qu’il ne s’était jamais autant interrogé sur sa propre société, que lorsqu’il était « perdu » au sein de celle de telle ou telle « obscure tribu ». Pour reprendre ma métaphore précédente, l’historien est un traducteur, un ethnologue du passé – et non pas un journaliste ; son mérite est d’autant plus grand que la chose est lointaine et difficilement compréhensible par nous. Et comme Lévi-Strauss, c’est là pour lui l’occasion de mettre en perspective, avec recul, sa propre société, de tenter de la comprendre. À condition, du moins, qu’il ait pour cela non seulement la distance, mais aussi l’attitude critique nécessaire ; et là, l’épistémologie et l’historiographie sont à nouveau fondamentales. C’est que les méthodes de la critique historique, de la pensée historique, ne servent pas qu’à s’interroger sur le récit officiel de la bataille de Qadesh, sur les méthodes d’écriture d’un boustrophédon ou sur l’art et la manière de faire des faux au Moyen-Âge. C’est – encore une fois – un arsenal mental, un esprit critique réutilisables, non seulement lorsque l’on s’intéresse à d’autres sciences, mais aussi quotidiennement, dans le « monde de l’information » et dans l’exercice de la citoyenneté. Reste seulement à savoir si ce sont là des capacités que l’enseignement veut donner.

Qu'est-ce qu'un historien ? (1)

La question est si vaste que je la découperai en tranches. Et puisque d'histoire il s'agit, commençons par une tranche de passé.

La question m'est d'abord venue par le biais d'un personnage que beaucoup connaissent : Thucydide, l'auteur du célèbre livre La Guerre du Péloponnèse. Or, son statut fait débat, quoique cela puisse paraître étonnant : Thucydide est-il un historien ? On le qualifie souvent comme tel, notamment pour le distinguer d’un autre Thucydide notable (un adversaire de Périclès, ostracisé en 442 av. J.-C.). Pourtant, Nicole Loraux, helléniste renommée, déclarait : « Thucydide n’est pas un collègue »[1]. Le débat est vaste, nombre de points de vue s'affrontent ; je publierai bientôt un article plus détaillé sur la question de Thucydide. Mais voici à peu près les mérites et les démérites, les bons et mauvais points qu'on distribue à l'Athénien :

Bons points :
* Thucydide a un ton austère, sérieux ; il est le « grave Thucydide » (Denis Rousset) ;
* Thucydide sélectionne ce qu'il relate, manifeste une attitude critique, notamment par rapport aux informations présentes chez Homère, contrairement à Hérodote, qui semble beaucoup moins sélectif ; en ce sens, Thucydide serait l'un des premiers pratiquants de la « critique des sources » (attention, article très « vieille école ») ;

Mauvais points :
* Thucydide cherche des lois immuables, donc en-dehors de l'histoire, intemporelles, sur la « nature humaine » (on le rattache volontiers à une école « réaliste » aux côtés de Thomas Hobbes et Nicolas Machiavel) ;
* Thucydide ne cite pas ses sources ;
* Thucydide, à travers notamment les discours qu'il cite, et qui furent en fait très probablement écrits par lui-même, ainsi que par sa manière d'ordonner sa narration sans toujours suivre le strict ordre chronologique, ferait plus oeuvre de littéraire ou de politique qu'oeuvre d'historien (« N’est-ce pas, historiquement parlant, un outrage que de faire parler tous ces personnages très différents d’une seule et même façon, et d’une façon que nul ne peut avoir utilisée pour haranguer ses troupes avant une bataille ou pour demander que l’on laisse la vie sauve aux vaincus ? » - R.G. Collingwood, The Idea of History).

Le débat est bien sûr sans fin ni solution, car il porte surtout sur : « qu'est-ce que l'histoire ? », plus, finalement, que sur Thucydide lui-même. S'y ajoute la question de savoir s'il est une manière intemporelle de faire l'histoire, une norme universelle de ce qu'est un historien, ou s'il faut replacer cette question dans son contexte (en l'occurrence, celui d'une Grèce antique où seuls quelques ouvrages affichant une intention historique avaient paru avant celui de Thucydide : donc un genre naissant, non encore délimité par une tradition établie).

Si, cependant, nous restons dans une manière intemporelle de considérer la question, que nous voulons établir la liste de tous ceux qui, à travers les siècles, ont bien mérité de l'histoire, je verrais deux choses chez Thucydide qui m'amèneraient à l'inscrire dans la liste.

Premièrement, il cherche à définir un événement. « Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens est l’œuvre de Thucydide d’Athènes » : ainsi commence son livre. Par cette phrase, ce qui n'est qu'une suite d'escarmouches, de batailles, d'opérations diverses, de jeux complexes d'alliance, le tout entrecoupé de périodes plus ou moins longues de trêves ou de paix, devient un seul objet historique : « la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens », ou, pour nous, la guerre du Péloponnèse. L'on peut discuter l'intitulé, mais le procédé intellectuel est à remarquer : un événement est créé, ou plutôt une période, et ce, non pas seulement par la mise à la suite d'événements au sein d'un livre, mais aussi par un certain nombre d'observations, de phénomènes, d'explications qui traversent l'oeuvre et par lesquels Thucydide donne un sens à cette « guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens », principalement - vision dont nous sommes encore fortement héritiers - autour de la rivalité entre Athènes et Sparte, entre une puissance maritime (Athènes) et une terrestre (Sparte), et pour des questions de maîtrise de l'approvisionnement en grain, ainsi que de maîtrise de la mer (sea power).

Deuxièmement, et comme je viens de l'expliquer, Thucydide cherche à expliquer cet événement, sans se contenter de le rapporter.

Thucydide, donc, sélectionne et ordonne. Il est très clairement éloigné de l'idée, qui a pu être avancée au Moyen-Âge (et aurait, je pense, un franc succès aujourd'hui) que le chroniqueur ne fait que décrire une réalité qui est, objectivement ; qu'il n'en serait que le rapporteur, tel le greffier notant le procès-verbal d'un procès. Par provocation, je dirais que c'est la marque d'un historien que de manipuler ainsi les événements, comme le forgeron manipule le métal et ses outils.

Mais ce n'est pas le seul aspect du métier, assurément non, et pour en illustrer un autre, je prendrai un autre personnage que j'ai fréquenté, Snorri Sturluson. Par certains côtés comparable à Thucydide, sa méthode est cependant bien différente. Au premier abord, l'on pourrait croire qu'il fait partie de ces « rapporteurs » mettant par écrit tout ce qu'ils ont entendu, qui cherchent au maximum à décrire une « réalité », sans sélectionner ; comme peut également sembler le faire un Hérodote. Ce n'est en fait pas le cas : Snorri, lui aussi, sélectionne et ordonne, d'une manière comparable à celle de Thucydide, mais beaucoup plus discrète, en somme. Thucydide n'hésite pas à intervenir dans son récit ; Snorri se cache davantage, mais n'en intervient finalement pas moins.

Il est cependant une différence notable entre les deux personnages. Thucydide tend à être tellement concentré sur son analyse des événements qu'il semble parfois tout vouloir rattacher à son approche politique, militaire et géostratégique. C’est ce que relève, dans sa préface « Raison et déraison dans l’Histoire » à La Guerre du Péloponnèse, Pierre Vidal-Naquet, prenant l’exemple d’un épisode du siège de Platées durant lequel des Platéens s’évadent à la faveur d’une nuit sans lune, n’étant chaussés qu’au pied gauche, pour, selon Thucydide, « ne pas glisser dans la boue ». P. Vidal-Naquet observe : « On a beau réfléchir, on ne voit pas en quoi le "monosandalisme" permet de mieux tenir dans la boue. Il s’agit en réalité d’un comportement rituel... ».

Snorri, lui, ne procède généralement pas comme Thucydide - ni comme Pierre Vidal-Naquet : au lieu d'affirmer que tel événement s'explique « en réalité » de telle façon, il présente parfois des points de vue divergents (« certains disent... d'autres disent... »), exprimant éventuellement sa préférence, mais non sans avoir laissé la parole aux deux parties. Mais surtout, il tend à rapporter les événements de telle sorte que les divers éléments, les diverses explications, s'entremêlent admirablement. Si l'on peut distinguer chez lui certains fils directeurs, sa trame est beaucoup plus complexe, beaucoup plus inextricable que celle de Thucydide, toute de subtilité et de nuances. Ce sont, là aussi, des qualités à mon avis dignes d'un panthéon des historiens, si une telle chose devait exister.

De Thucydide et de Snorri, lequel est historien ? Les deux, mon stratêgós/jarl !

D'un côté, désassembler, ordonner, et réunir les éléments, les manipuler et leur donner sens ; d'un autre côté, les disperser et entremêler, pour rendre compte de la complexité des événements et de la diversité des points de vue. Entre ces deux tendances, dans un lieu aussi impossible que le pied d'un arc-en-ciel mais qui existe pourtant parfois, là est l'un des lieux où j'irais chercher l'histoire, et les historiens.

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[1] Article paru dans Quaderni di storia, 12 (juillet-déc. 1980), p. 55-81.

dimanche 21 juin 2009

Publier ou périr ?

Publish or Perish est un expression anglaise signifiant littéralement « Publier ou Périr » et utilisée pour décrire la pression et les exigences académiques en matière de publication. [...] La variante Publish or Pourrish, c'est-à-dire Publier ou Pourrir, est une transposition du publish or perish, parfois employée dans le contexte de la recherche académique française, où les chercheurs permanents sont des fonctionnaires d'État dont la carrière risque de stagner s'ils ne justifient pas d'un assez grand nombre de publications.

- Wikipédia [fr]


Je ne suis pas (encore) en instance de pourrissage, mais ayant récemment achevé mon mémoire de M1, je me dis que c'est dommage qu'il reste sur une obscure étagère. Et plus généralement, l'édition universitaire est, à mon humble avis, encore d'accès trop restreint, trop chère, trop rare, trop confidentielle, bref c'est un peu poussif tout ça, à l'heure de Wikipédia, de Creative Commons, du contenu en streaming, du logiciel libre et de l'open source. Je suis donc à la recherche de solutions.

Je crois en avoir trouvé une première : la publication en ligne, en l'occurrence via un site appelé lulu.com [multilingue]. Il permet de proposer des ouvrages soit en publication à la demande sous forme de livre papier (dead-tree version, comme on dit parfois en anglais), soit sous forme de fichier numérique à télécharger. Le procédé de publication est fort simple, et gratuit. L'on peut choisir sous quelle licence mettre son ouvrage (tous droits réservés, diverses versions de Creative Commons, libre...). L'on peut également choisir le montant que l'on veut recevoir pour chaque commande ou téléchargement. Comme le site se paye avec une commission proportionnelle au revenu que vous avez spécifié pour vous-même, si vous ne voulez rien recevoir et donc entrez 0 €, la commission sera elle aussi de 0 € et le fichier sera proposé en téléchargement gratuit. Ajoutons enfin qu'il y a des catégories, dont une (fort vaste) "sciences humaines", une courte description à entrer, et des tags, le tout permettant aux lecteurs de trouver votre ouvrage (que vous pouvez d'ailleurs mettre en accès privé...).

Et donc, si vous voulez un exemple, voici la page de téléchargement de mon mémoire, La Guerre dans la Heimskringla de Snorri Sturluson.

C'est facile et satisfaisant, reste à voir si c'est efficace. En attendant, je vais voir si ce site est vraiment à la hauteur, et quelles autres solutions sont disponibles... en vous encourageant, si vous avez l'occasion, à publier, vous aussi. Je pense que l'avenir de la recherche est dans une "Wikipédia de la recherche", où chacun peut chercher et publier selon ses envies et possibilités, gratuitement ou non. Les outils de publication en ligne tels que celui-ci seraient un des mécanismes essentiels de ce processus.

samedi 20 juin 2009

Effet de source

L'effet de source est un des concepts les plus intéressants et les plus importants en histoire, et pourtant, comme tant de choses parfois complexes à traiter, il s'agit somme toute de quelque chose de fort simple. Et qui ne concerne pas que l'historien.

Le concept existe aussi en sociologie : "Lorsque le message met en scène un pseudo-scientifique en blouse blanche dans un laboratoire pour vanter les mérites d'une marque de dentifrice, cela induit un "effet de source" qui vient renforcer la crédibilité du message", écrivent Nathalie Guichard et Régine Vanheems dans leur manuel de fac de gestion Comportement du consommateur et de l'acheteur. Un blog que je découvre à l'instant, Homo Sum, offre cet autre développement dans un billet intéressant sur les effets positifs de la colère sur le jugement : "Le problème est que la colère rend très sensible à certains effets psychologiques qui orientent le jugement à notre insu, par exemple “l’effet de source”. Nous sommes sensibles à l’effet de source lorsque nous entendons par exemple un responsable politique de l’opposition critiquer le programme du gouvernement. On trouve sa critique convenue, car il est dans l’opposition, alors que la critique serait perçue comme très crédible si elle venait d’une autre source, par exemple d’un membre de la majorité. Un tel effet est amplifié par la colère. Lorsque vous vous disputez avec quelqu’un, vous êtes victime de cet effet de source, et l’identité de la personne qui vous a énervé l’emportera sur son argumentation."

Jusqu'ici, rien que de très simple... Mais l'effet de source de l'historien, ce n'est pas tout à fait cela ; ce n'est pas fondamentalement l'idée que l'origine d'un discours influe sur le jugement que nous portons sur sa crédibilité ou sa qualité, quoique ce phénomène soit, bien entendu, à prendre en compte. Pour expliquer l'intérêt principal de la notion en histoire, voici un exemple...

Prenons le cas d'un journal local fictif, par exemple La Voix de la Basse-Transcarinthie. Ce journal, quoique faisant des articles sur divers événements mondiaux, s'intéresse de très près à la vie de la Basse-Transcarinthie et de ses quatre plus ou moins grandes villes de Trúperdu, Nullpahr, Quekpahr-sur-Shepaú et Pómë-sur-Shepaú. Premier effet de source : mais alors, pourrait se dire un lecteur excessivement naïf, le spectacle de fin d'année du collège de Pómë-sur-Shepaú a autant d'importance que les dernières déclarations du président des Etats-Unis de Corée sur les activités nucléaires de la Californie du Nord ? Mais non, sans doute pas, même pour la plupart des habitants de Pómë-sur-Shepaú. Seulement, la ligne éditoriale et le but de ce journal sont tels que ces deux éléments y reçoivent une attention comparable.

Continuons notre exemple hypothétique. La région voisine, la Haute-Transcarinthie, ne dispose pas ou plus d'un journal comparable ; disons par exemple que Le Républicain Altotranscarinthien a fait faillite et que, depuis un bon moment, rien n'est venu le remplacer. Du coup, personne pour écrire d'article sur le spectacle de fin d'année, pourtant tout aussi remarquable, du collège de San Tredumondh, capitale de Haute-Transcarinthie. Prenons le cas du même lecteur excessivement naïf qui reçoit, dans son pays lointain, toute la presse de Transcarinthie (Haute et Basse) : mais alors, se dit-il, tandis que les collégiens de Basse-Transcarinthie font preuve d'une remarquable activité théâtrale, ceux de Haute-Transcarinthie ne font rien de tel ? Il y aurait là, peut-être, une différence culturelle majeure ! Mais non : il y a juste une différence dans la couverture de ces deux régions par les sources dont il dispose.

Déplaçons-nous de quelques siècles et imaginons un chercheur, Mr Clément Jpahdpin, fouillant les archives, à la recherche de sources portant sur la Basse-Transcarinthie. Hélas ! Aucun exemplaire de La Voix de la Basse-Transcarinthie n'a survécu, tous ont été brûlés lors de la grande révolte des parents d'élèves de '79, déclenchée par un article particulièrement critique sur le spectacle de cette fin d'année-là ; mais notre chercheur l'ignore. Seuls subsistent devant les yeux de notre chercheur les numéros du Courrier des Agriculteurs de la Vallée du Shepaú et du Chasseur Bas-Transcarinthien. Une conclusion s'impose de ces vieux numéros jaunis : la Basse-Transcarinthie connaissait, à cette époque, une vie agricole et chasseresse, mais la pratique des spectacles de fin d'année semble en avoir été complètement absente, ce qui suggère d'ailleurs un fort point commun avec la Haute-Transcarinthie. Peut-être tenons-nous là une des caractéristiques fondamentales de la culture transcarinthienne !

Quelques siècles plus tard encore... Tous les exemplaires de journaux transcarinthiens ont disparu, à cause des coupures budgétaires drastiques pratiquées, à un moment, dans le financement des services publics. Subsiste cependant l'ouvrage de Mr Jpahdpin, La Civilisation Transcarinthienne au temps du président Páçë. C'est ce que l'on appelle, un peu faussement (mais nous y reviendrons) une source secondaire : elle a été écrite "de loin", sans l'accès direct aux événements que pouvait avoir un journaliste de la défunte et regrettée Voix de la Basse-Transcarinthie. Donc, ce n'est pas terrible, comme source. Mais c'est tout ce qui reste, puisque les sources dites "primaires", les journaux transcarinthiens auxquels Mr Jpahdpin avait, lui, eu accès, ont depuis tous disparu. Alors, il faut bien faire avec... Et les chercheurs d'étudier la Transcarinthie à partir de cet ouvrage, et d'être victimes, s'ils sont aussi naïfs que tous nos hypothétiques personnages précédents, du fait que Mr Jpahdpin avait déjà subi un effet de source. Il y a donc un effet de source dans la source, et un effet de source dans l'effet de source... La recherche moderne se concentre donc sur l'agriculture et la chasse en Transcarinthie, points particulièrement développés par Mr Jpahdpin - qui ne pouvait rien développer d'autre, puisqu'il n'avait pas d'informations sur d'autres domaines. A tel point qu'une prestigieuse chaire d'Etudes Agricoles Transcarinthiennes est créée.

Ces exemples sont bien sûr excessivement simplistes ; c'est volontaire. Mais l'effet de source tend à être à la fois simple et insidieux, "tellement simple qu'on en meurt" comme le dit (à propos d'une tactique zouloue, pas de l'effet de source) un officier dans le film Zulu Dawn, qui n'est pas trop mal, mais ne digressons pas. Il faut aussi dire que les effets de sources font souvent débat ; car les conditions dans lesquels ils interviennent ne sont jamais, bien sûr, aussi simples, parfaites et extrêmes que celles proposées ci-dessus. Quelques exemples, à présent, d'applications...

Vous avez peut-être entendu parler de la peur de l'an mil, ou des terreurs de l'an mil, dont la justification se trouverait dans l'Apocalypse selon Jean : "Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection ! La seconde mort n'a point de pouvoir sur eux; mais ils seront sacrificateurs de Dieu et de Christ, et ils régneront avec lui pendant mille ans. Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison." (Apocalypse, XX, 6-7) L'idée des terreurs de l'an mil étant que tout un chacun au Xème siècle, lorsqu'il n'était pas occupé à mourir de faim ou de maladie comme (c'est bien connu) tout le monde faisait au Moyen-Âge, courait en hurlant : "l'an mil arrive, c'est l'apocalypse !". Et de faire toutes sortes de choses idiotes pour sauver son âme avant le Jugement Dernier. A l'époque, ils étaient un peu c..., comme chacun sait.

Je caricature, mais la chose a fait débat et continue à le faire, jusque dans des publications récentes. Or, l'un des problèmes qui se pose est le suivant : si certains textes monacaux peuvent manifester une attention particulière à divers prodiges et signes (croix de sang apparue dans le ciel...), il est difficile de dire si ces passages sont à relier à une véritable peur de l'arrivée de l'an mil, et surtout si ces préoccupations étaient largement partagées, ou si elles étaient le seul partage de quelques moines. Seulement, nul paysan médiéval ne nous a laissé son Journal intime écrit en attendant la fin du monde (qui est en retard cette année). Ici nous touchons à l'une des origines courantes de l'effet de source : l'accès à l'écrit. Au Moyen-Âge, mais aussi aujourd'hui, tout le monde n'a pas un accès égal aux divers supports qui permettent d'exprimer et de fixer une pensée, qu'il s'agisse du manuscrit ou de la fameuse "blogosphère". Or, si nous accordons sans doute une valeur trop importante aux témoignages écrits par rapport aux autres, il est néanmoins une certaine réalité dans le fameux adage "les paroles s'envolent, les écrits restent" : si nous pouvons à l'envi tenter de déceler les préoccupations d'un Raoul Glaber, il est difficile de dire si le moindre serf, ou même un quelconque prêtre, seigneur, moine, était tout aussi sensible que Mr Glaber aux "multiples signes et prodiges qui eurent lieu dans notre monde [...] aux alentours de la millième année après la naissance de notre Seigneur" (Raoul Glaber, Miracles de saint Benoît). Et si, dans mille ans, quelqu'un prenait la blogosphère d'aujourd'hui comme source historique, pourrait-il y trouver un portrait fidèle de notre monde à nous ? Sans doute pas. Un portrait intéressant, oui, mais non pas "fidèle" : il n'échappera à personne que certaines nationalités, catégories sociales, professions, courants intellectuels et idéologiques... sont sur-représentés sur ladite blogosphère.

Un autre exemple d'effet de source, cette fois contemporain, et qui reste dans le thème de l'apocalypse : le Web-bot, un programme automatisé qui parcourt le web et tente, en établissant des tendances à partir de ce qu'il récolte, de faire des prédictions - à l'origine il s'agissait de faire des prédictions boursières. "[P]our l'instant, j'ai l'impression qu'ils [les développeurs du projet] interprètent les résultats comme nous interprétons les quatrains de Nostradamus", écrit sur son blog l'étudiant en informatique et "web strategist" Benoit Tremblay. À regarder le site du Web-bot, cela semble exact. Tandis que Raoul Glaber regardait le ciel pour y voir des croix sanglantes, certains, apparemment, regardent le web pour "obtenir un résumé de l'inconscient collectif, et donc une vision de l'avenir", comme le dit ce documentaire sensationnaliste (1:07 à 1:11). Et voilà qu'on demande au Web-bot si il sait quand va avoir lieu la fin du monde. Réponse : 2012. Ce qui est censé appuyer des théories à base de calendrier maya [en] sur l'apocalypse en 2012. Problème logique, comme le relève Cracked, site humoristique et néanmoins (parfois) intelligent [en] : "Les données du Web-bot se limitent à ce dont on parle sur Internet. [...] [L]es alarmistes prédisant la fin du monde inondent le net de tonnes d'information sur une prétendue apocalypse en 2012"... Par conséquent, le Web-bot "prédit" : (d'après Internet), la fin du monde aura lieu en 2012. Simple, et pourtant cela semble échapper aux amateurs du Web-bot (cf. le "documentaire" cité ci-dessus).

Hé bien, c'est tout à fait cela, un effet de source ; la source étant en l'occurrence Internet. Et, comme on le remarque ici, l'effet de source peut s'entretenir lui-même, gagner de la force à mesure que l'effet de source initial est repris et amplifié dans une autre source, elle-même reprise par une autre source encore qui reprend et amplifie l'effet davantage, etc.

Il ne faut pas croire, cependant, que l'effet de source n'est que cela, que rumeurs superstitieuses concernant la fin du monde que l'on prendrait trop au sérieux, mais contre lesquelles il suffirait d'appliquer une bonne dose d'esprit critique pour les faire disparaître. L'effet de source ne se résume absolument pas au mensonge et à la mauvaise foi, ni même à la superstition, à la naïveté et à la crédulité. Il peut être dû à des raisons fort peu dépendantes de la volonté de l'auteur, comme par exemple les conditions de production de l'écrit, comme dans le cas de nos peurs de l'an mil, mais aussi à la préservation ultérieure des sources : si une source disparaît sans laisser de traces, ou - ce qui est plus probable - une trace déformée, "secondaire", l'effet de source est là qui nous guette... Et bien souvent il ne peut être repoussé ou résolu, ni même déterminé avec certitude ; il plane comme une incertitude.

Je me permets de me citer moi-même pour donner un dernier exemple, qui m'est tombé dessus dans mon étude de la Heimskringla, une série de biographies des rois de Norvège du Xè au XIIè siècle, écrite au XIIIè (source "secondaire" donc). Le problème, dans ce passage, est de savoir quelle image du "roi idéal" la Heimskringla propose, notamment de savoir s'il s'agit d'un roi guerrier :

Dans The Viking Achievement, Peter Foote et David Wilson se basent non plus sur le contenu des sources, mais sur leur quantité pour émettre le jugement suivant : « La paix et la prospérité étaient appréciées – et il y a des légendes sur les grands et bons rois sous les justes règnes desquels le pays était prospère. Cependant, il est parlant que, de tous les rois de Norvège, on a retenu le moins de choses du règne d'Óláf le Calme, qui régna en paix de 1066 à 1093, tandis qu'on a retenu, ou inventé, le plus de choses sur les règnes des deux puissants vikings missionnaires, Óláf Tryggvason et saint Óláf, qui régnèrent pendant moins de vingt ans à eux deux » Cela concerne directement la Heimskringla : Óláf le Calme fait l'objet de huit chapitres plutôt courts, tandis qu'Óláf Tryggvason est gratifié de 113 chapitres ; quant à la Saga de saint Óláf, morceau de bravoure de la Heimskringla, elle compte 251 chapitres. Il est quasiment incontestable qu'il y a un « effet de sources » en faveur des deux Óláf « agités », si j'ose dire, et au détriment d'Óláf le Calme.

[...] Par ailleurs, l'on pourrait expliquer le déséquilibre quantitatif entre la Saga d'Óláf le Calme et la Saga de saint Óláf ou la Saga d'Óláf Tryggvason par un effet de source de la part de Snorri lui-même : comme il se concentre essentiellement sur les conflits, les enjeux de pouvoir, le règne d'Óláf le Calme, s'il a véritablement laissé un souvenir de « calme », ne présente guère d'intérêt comme cas d'étude. D'ailleurs, la phrase par laquelle Snorri conclut sa Saga d'Óláf le Calme ne simplifie pas les choses : « En tant que roi, il était très aimé, et durant son règne la Norvège crût grandement en richesse et en honneur ».


Ou peut-être Snorri ne disposait-il que de peu de sources sur Óláf le Calme, par suite, peut-être, du fait que ce raisonnement ("un règne calme n'est pas intéressant à raconter") a été tenu par les auteurs qui l'ont précédé. L'effet de source, typiquement, c'est ce doute ; c'est une probabilité, très rarement une certitude. L'on peut essayer de délimiter cette probabilité par la logique, mais tout cela reste supputations ; tout ce que l'on peut espérer, c'est de ne pas se faire prendre, non pas aux "mensonges" des sources, mais tout simplement à tous les effets, les miroirs déformants créés par leurs conditions de production, de conservation, et de lecture (y compris par nous-mêmes).

L'idée de l'effet de source amène à rappeler un adage d'historien qui n'est pas sans mériter qu'on s'en souvienne, y compris en-dehors de la pratique de l'histoire : "l'absence de preuve n'est pas une preuve d'absence". Et, serait-on tenté d'ajouter : "la présence de preuve n'est pas une preuve de présence". Et, si l'on veut pratiquer l'esprit critique, ce qui est toujours une bonne chose, alors oui, méfions-nous... mais pas tant du texte lui-même, contrairement à ce que l'on peut être tenté de faire, que de la façon dont il nous parvient et de la façon dont nous le recevons.

dimanche 14 juin 2009

Faux, usages de faux, crédulité : hoax, histoire, histoire des hoax

J'attire votre attention sur un site autant intéressant qu'amusant, le Museum of Hoaxes [en]. Un hoax, pour ceux qui l'ignoreraient, est « 1. un acte fait pour tromper ou abuser. 2. Quelque chose qui a été établi ou approuvé par des moyens frauduleux », nous apprend The American Heritage® Dictionary of the English Language, Fourth Edition. En gros, c'est un mensonge, une escroquerie, un attrape-nigauds. Quoique ce site du Museum of Hoaxes contienne de nombreuses histoires amusantes et intéressantes - je vous conseille notamment la section des résumés analytiques par époques - je voulais attirer votre attention en particulier sur quelques affaires de « faux et usage de faux » qui amènent à se poser de sérieuses questions...

Tout d'abord l'affaire des « Journaux Intimes d'Hitler » prétenduement trouvés en Allemagne, dans les années 1980. C'étaient des faux, assez grossiers par-dessus le marché, comme le détermina finalement l'analyse des Bundesarchiv (Archives Fédérales, l'équivalent allemand des Archives Nationales) : les journaux contenaient des matières non utilisées au temps d'Hitler, et il était assez évident qu'ils avaient été écrits essentiellement à partir d'un livre, Proclamations et Discours d'Hitler [en], reproduisant jusqu'aux erreurs de ce dernier, ce qui est assez rhédibitoire, comme le savent tous ceux qui se sont jamais fait prendre à copier sur leur voisin en classe. Mais, avant que d'être soumis à cette analyse sévère, la nouvelle de leur découverte fut publiée dans un important journal, Stern (la couverture correspondante est reproduite dans cet article de Wikipédia [en] sur l'affaire) et, plus grave, ils trompèrent dans un premier temps une série d'experts, des graphologues d'une part (deux sur les trois, sans le savoir, avaient fait leur étude en comparant les journaux avec d'autres pièces manuscrites supposées d'Hitler, mais en fait forgées par le même faussaire que pour les journaux) et deux historiens, Hugh Trevor-Roper, qui avait dirigé une enquête officielle du gouvernement britannique sur la mort d'Hitler, et Gerhard Weinberg, de l'Université de Caroline du Nord. Trevor-Roper fut impressionné par la quantité de documents représentée par les journaux (dans les cinquante volumes) : « une archive complète et cohérente, couvrant 35 années, n'est pas aussi facilement forgée [que des documents individuels] ». Weinberg, lui, estima qu'un faussaire n'aurait jamais osé mettre la signature d'Hitler sur presque toutes les pages. Enfin, d'autres personnes, dont le fondateur de Stern, estimèrent qu'un texte aussi banal que celui des « journaux intimes » - comprenant essentiellement des informations triviales et quotidiennes - était forcément véridique : « je n'aurais pas pu croire que quelqu'un se serait donné la peine de forger quelque chose d'aussi banal ». Ces erreurs d'appréciation se combinèrent avec des impératifs économiques et journalistiques - faire un scoop à tout prix - et firent que rien ne fut découvert, malgré la qualité plutôt faible des imitations, avant qu'il ne soit trop tard.

Du coup, est-ce que l'analyse chimique serait la seule solution pour passer un texte au crible ? Pas vraiment. D'une part, les Bundesarchiv ont aussi utilisé l'analyse textuelle, en déterminant que la prétendue « source première » était en fait dérivée d'une source secondaire, Proclamations et Discours d'Hitler de Max Domarus [en] (« Il nous apparut que, s'il n'y avait rien dans Domarus pour un jour donné, alors Hitler ne notait rien dans son journal. Lorsque Domarus signalait quelque chose, Hitler l'incluait dans son journal. Et lorsqu'une erreur occasionnelle apparaissait chez Domarus, Hitler répétait la même erreur »). D'autre part, une autre affaire montre que des disciplines supposément plus « dures » que l'histoire, comme l'archéologie, peuvent être trompées aussi bien, et sans pouvoir recourir à la chimie... Celle des « découvertes » d'un archéologue japonais, Shinichi Fujimura. Cela se passe non au XIXè s., époque des os d'animaux présentés comme les restes d'un homme préhistorique [fr], mais à la fin du XXè (1981-2000). Au cours de cette période, Fujimura « découvrit » de nombreux artefacts de l'âge de pierre au Japon, artefacts très anciens qui repoussaient toujours plus loin les limites de l'âge de pierre japonais et, dans un pays fasciné par sa préhistoire, suscitaient fascination et fierté locale. Ses découvertes faisaient référence : elles étaient utilisées dans les manuels scolaires et par des universitaires (certains les mettaient en doute, cependant ; voir l'article de Wikipédia [en] sur Fujimura). Fujimura devint néanmoins une star de l'archéologie japonaise. Jusqu'à ce qu'en 2000, un journal photographie Fujimura en train d'enfouir des « artefacts préhistoriques » et de creuser des « traces d'habitat préhistorique » sur un site de fouilles. Fujimura avoua alors que toutes ses trouvailles étaient des faux. Or, il est apparemment très difficile de dater efficacement des artefacts de pierre, autrement que par la strate géologique dans laquelle ils sont trouvés. La nouvelle causa une tempête : il fallut modifier les manuels scolaires, et un universitaire, Hiroshi Kajiwara, se lamenta : « mes vingt dernières années de recherches sont ruinées... ». Pour un récit des enquêtes et remises en cause qui s'ensuivirent, voir cet article de Wikipédia [en] sur le « Japanese paleolithic hoax ».

Dans la même catégorie d'erreurs archéologiques, amplifiées là encore par des besoins éditoriaux, je cite brièvement la fois où la fameuse revue National Geographic crut avoir trouvé le « chaînon manquant » entre les dinosaures et les oiseaux, qui n'était en fait qu'un collage de deux morceaux issus de fossiles différents (voir ici sur Wikipédia [en]).

Enfin, plus troublante, l'affaire de « l'histoire de la baignoire » qui mériterait d'ailleurs plus ample étude. En 1917 un obscur journaliste publia dans un journal local une « histoire de la baignoire » décrivant la difficile installation de cet accessoire sur le continent américain où auraient existé, pendant un temps, de nombreuses réticences de la part du corps médical et même des interdictions légales contre la baignoire. Ladite histoire était une blague... Mais elle fut néanmoins reprise d'ouvrage en ouvrage et d'auteur en auteur, au point de devenir une référence. En 1926 le même journaliste publia un démenti, que je vous traduis ci-dessous, car il est fort dérangeant...

« Le 28 décembre 1917, j'ai publié dans l'Evening Mail de New York [...] un article proposant une histoire de la baignoire. Cet article, je le dis tout de suite, était un tissu d'absurdités, absurdités délibérées et pour la plupart évidentes... Cet article [...] était conçu comme une plaisanterie [...]. Il fut reproduit par divers grands organes d'information, et peu après je commençai à recevoir les habituelles lettres de lecteurs. Alors, soudain, ma satisfaction se transforma en consternation. Car ces lecteurs, apparemment, prenaient mes innocentes idioties parfaitement sérieusement.
Certains, s'intéressant à l'histoire ou aux antiquités, me demandaient des lumières supplémentaires sur le sujet. D'autres m'apportaient des éléments de corroboration ! Mais le pire était à venir. Bientôt je commençai à lire mes prétendus "faits" dans les écrits d'autres personnes. Ils furent utilisés par des chiromanciens et autres escrocs pour démontrer l'idiotie des hommes de médecine. Ils furent cités par les hommes de médecine pour démontrer les progrès de l'hygiène publique. Ils s'introduirent dans des revues érudites. On y fit allusion au sein du Congrès. Ils traversèrent l'océan, et furent l'objet de débats solennels en Angleterre et sur le continent. Enfin, je les trouvai dans des ouvrages de référence. Aujourd'hui, je pense, ils sont acceptés comme parole d'évangile partout sur terre. Les remettre en question est aussi hasardeux que de remettre en question l'invasion normande [de Guillaume le Conquérant en 1066]...

« Je décris cette histoire, non parce qu'elle est singulière, mais parce qu'elle est typique. C'est à partir de telles tromperies, à mon avis, que la plupart de la soi-disant connaissance humaine s'échafaude. Ce qui naît comme une vague estimation - ou, peut-être, assez souvent, comme un mensonge délibéré - finit par devenir un fait, et est gravé dans le marbre des livres d'histoire. Souvenez-vous des folles journées de 1914-1918. Quelle portion de ce qui était alors avalé par les lecteurs de journaux dans le monde entier était vrai ? Probablement pas même 1%. Depuis la fin de la guerre des hommes érudits et laborieux se sont attachés à examiner et à dénoncer ces fictions. Mais chacune d'entre elles reste tenue pour vérité pleine et entière aujourd'hui. Mettre en question ne serait-ce que la plus absurde d'entre elles, dans presque tous les États-Unis, c'est risquer de s'entendre dénoncer comme bolchévique... La morale, s'il y en a une, je la laisse aux psycho-pathologues, si l'on peut en trouver de compétents. Tout ce qui m'importe aujourd'hui, c'est de répéter, solennellement et durement, que mon histoire de la baignoire, publiée le 28 décembre 1917, était pure idiotie. Si elle contenait des faits réels, ils étaient là par accident et contre ma volonté. Mais aujourd'hui cette histoire est dans les encyclopédies. L'histoire, a dit un
grand sage américain, n'est que stupidité.»



Quelques éléments marquants à tirer de ces affaires :

- elles permettent de voir quelles sont les effets des « pressions extérieures » (impératifs éditoriaux, engouement national...) sur l'esprit critique. Effets particulièrement effrayants, si l'on songe qu'aujourd'hui l'évaluation des universités se fait de plus en plus sur la base du nombre d'articles publiés, prix reçus, etc. : les universités risquent-elles de chercher, comme un journal, le « scoop » ? Et cela n'amène-t-il pas à faire taire les voix qui s'élèvent pour appeller à la prudence et à la retenue ?

- elles montrent l'influence, même sur des historiens ou autres universitaires, de certains raisonnements (« personne n'aurait forgé quelque chose de si ennuyeux », « c'est trop gros pour être une imitation », etc.) plus ou moins justifiés, dont il faut parfois se contenter au cours d'activités de recherche, qui comprennent une part plus ou moins grande de spéculation, mais qui peuvent aussi facilement mener droit dans l'ornière.

- elles montrent aussi que, sur ce plan-là, les « sciences dures », contrairement à l'impression générale, ne sont pas plus invulnérables que les sciences « humaines » (molles ?).

- enfin tout cela amène, une fois de plus, à se poser la question de la diffusion du savoir (ou du non-savoir), des sources, des références, etc. Et en écrivant ces lignes, je me dis que l'existence de ces hoaxes, malgré les références qui y font référence, n'est peut-être elle-même que mensonge. Ce qui signale que la mission est accomplie, mais que le résultat semble bien désespérant et paralysant.

Histoire et géologie

Voici un bref commentaire sur des articles déjà un peu anciens, mais qui nous donnent l'occasion de nous éloigner des sources textuelles sacro-saintes (cf. billet précédent)... toujours pour faire de l'histoire, mais, c'est là que c'est intéressant, non pas de l'histoire du climat, mais de l'histoire bien politique, à l'ancienne.

Le point de départ en est un petit article sur le site de la BBC : « La mousson et la chute des dynasties » [en] rapportant une recheche établissant un lien entre la chute des dynasties en Chine et les précipitations. Pour résumer, les stalagmites (vous savez, ceux qui montent) dans une caverne ont permis de déterminer, via les strates de sédimentation qui les composent, l'abondance des précipitations grâce à des variations dans les isotopes d'oxygène contenus dans lesdites strates, qui permettent de mesurer les variations et de dater les strates avec une précision de plus ou moins deux ans et demi en moyenne (!). Cette « archive naturelle » (expression reprise de l'article, et fort intéressante) est ensuite confrontée à l'archive textuelle - les chroniques qui parlent de la chute des dynasties, et les datent. Le résultat observé est que sur cinq dynasties, trois (Tang, Yuan, Ming) sont tombées après plusieurs décennies de moussons faibles (donc de conditions plus sèches - ce qui aurait pu perturber la culture du riz, dépendante de la mousson, et donc causer des troubles).

Loin de la Chine mais toujours en rapport avec des dynasties, suit un article sur un blog américain : « Comment les types de sol ont déterminé les résultats de l'élection de 2008 dans le Sud profond » [en]. Là je vous invite vraiment à aller voir l'article, car comme ce dernier le dit, « c'est une histoire qui se raconte avec des cartes ». Mais voici le résumé du raisonnement : sols riches = lieux de plantation du coton ; plantations de coton = concentrations de populations «afro-américaines » ; afro-américains = voix pour Obama. Il y a mieux encore : les sols plus pauvres sont caractérisés par de l'argile rouge ; et ces endroits correspondent à des zones où l'on a voté républicain (et la couleur du parti républicain est... le rouge ; cf. cet autre article [en]).

Évidemment, avant de faire un hymne au déterminisme[1] ressuscité et de dire que l'on peut lire le destin politique du monde entier dans les tendances climatiques et la nature des sols, il faut rappeller ce que rappelle d'ailleurs le blog cité plus haut : « c'est l'histoire de la relation entre la science du sol et la science politique, via le hasard historique ». En effet, cette correspondance entre « sols riches » et « voix pour Obama » ne se comprend que par des éléments qui eux n'ont pas grand'chose de géologique - la culture du coton au XVIIIè s., l'abolition de l'esclavage, enfin le passage des « afro-américains » du vote républicain au vote démocrate dans les années 1960 et ensuite.

Néanmoins voilà un exemple assez fascinant d'entrelacement entre l'histoire et des sciences « dures » (bien dures : c'est de la pierre...). Entrelacement institutionnel d'une part : l'entreprise de recherche dont parle l'article de la BBC a été faite par une équipe constituée d'historiens et de géologues, et avait pour but non seulement d'exploiter l'archive naturelle pour l'histoire de la Chine, mais aussi d'observer les émissions de gaz à effet de serre à travers l'histoire et l'influence humaine sur lesdites émissions, sujets plus « scientifiques ».

Mais le blog cité ensuite donne un exemple d'un entrelacement tout à fait différent, et tout aussi fascinant : là nous sommes loin de l'équipe de chercheurs spécialistes, disposant de moyens tels qu'ils peuvent analyser des isotopes d'oxygène dans un stalagmite. Il s'agit de simples « citoyens éclairés », qui ont œuvré à partir de Google Earth (images satellites) et autres données accessibles sur internet, confrontées à des connaissances de base en histoire, pour élaborer un
raisonnement que l'on peut peut-être taxer d'être simpliste, mais qui est, ne serait-ce que du point de vue de la méthode, assez remarquable à mon avis dans sa capacité à transgresser ce qui serait peut-être, pour un spécialiste, une frontière disciplinaire et méthodologique infranchissable... Le grand mérite étant également de pointer une idée que ce blog prétend et prétendra défendre : tout le monde peut faire œuvre d'historien.

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[1] « Principe scientifique d'après lequel tout phénomène est régi par une (ou plusieurs) loi(s) nécessaire(s) telle(s) que les mêmes causes entraînent dans les mêmes conditions ou circonstances, les mêmes effets. » (source : TLFi)

samedi 13 juin 2009

Fin de l'écrit ?

L'histoire, pourtant censée trouver en tout un document (nous en reparlerons), se concentre d'abord et surtout sur l'écrit. À tel point que ce qui distingue la préhistoire de l'histoire est censément l'invention de l'écriture (ou du moins : « ce qui nous est parvenu de plus ancien en matière d'écriture »), et que beaucoup semblent considérer que les sociétés pour lesquelles il existe peu ou pas de traces écrites sont des sociétés sans histoire (exemple célèbre ici...). De son côté, notre société se caractérise, bien entendu, par un recours pléthorique à l'écrit (au fait, avez-vous le formulaire B312 qui vous autorise à lire ce blog, à envoyer avec un RIB et une photocopie de carte d'identité ?). Et des archives à la hauteur, qui promettent bien des années de travail aux historiens, hourra.

Mais la Crise, la fameuse, va peut-être tout faire changer... En mars 2009, un tribunal de l'Ohio a annoncé qu'il ne pouvait plus traiter aucun nouveau cas [en]. Raison de cette rupture de service : il lui restait juste assez de papier pour traiter les affaires en cours, et il n'avait plus d'argent pour racheter du papier. Du coup, à moins que les plaignants ne fournissent leur propre papier, leurs plaintes ne seraient pas traitées. On imagine les interrogations de la police locale, qui fait partie de ces plaignants et est amenée à faire citer des gens devant ledit tribunal : seront-ils obligés de fournir une rame de papier pour chaque alcootest pratiqué ? D'autres parties se sont déclarées prêtes à fournir leur propre papier. Mais si elles aussi arrivent à court d'argent ? Va-t-on devoir passer à une justice purement orale ?

Si oui, encore quelques crises, et dans quelques siècles quelqu'un déclarera que « le drame de l'Amérique (ou de l'Europe) c'est que l'homme américain (ou européen) n'est pas assez entré dans l'histoire ». Et à la préhistoire et à l'histoire viendra s'ajouter la posthistoire.

Combats de moines

Dans un précédent message je m'élevais, à la façon d'un moine tibétain, contre la tendance à voir dans les hommes des Temps Jadis des êtres étranges, voire idiots, au mépris de la considération de certaines continuités... En voici un bref et fort révélateur exemple : les combats pour le contrôle du Saint-Sépulchre (l'édifice contenant le tombeau de Jésus-Christ). Et je ne veux pas parler des croisades menées à ce sujet...

...Mais de combats qui ont lieu entre chrétiens de diverses dénominations, et ce, depuis l'époque de l'occupation ottomane (1517). Un temps objet d'une bataille à coups de pots-de-vin et de (parfois faux) documents entre franciscains et orthodoxes, le Saint-Sépulchre fut ensuite divisé par un « status-quo » établi par firmans du sultan(1752, confirmé en 1852). Ce status-quo est toujours en place aujourd'hui, malgré les changements de mains bien connus auxquels les régions du Moyen-Orient ont la coutume d'être sujettes, et parmi les six dénominations concernées dont il établit les droits divers (arménienne, catholique romaine, copte, éthiopienne, orthodoxe grecque, et orthodoxe syriaque) personne n'en semble satisfait, quoique tous semblent tenir à ne pas céder un iota de leurs droits, et à contester toute « violation », fût-elle infime. D'où des pugilats monacaux à répétition (voir par exemple trois incidents rapportés par la BBC [en anglais] : en juillet 2002, en avril 2008, et encore en novembre 2008).

Exemple savoureux, objet de la bataille de juillet 2002 : il s'agissait d'un moine copte chargé de se tenir assis sur le toit (qui est plat, et abrite des espèces d'habitations constituant un « monastère », voir photo et plan en début et fin de cet article [en]) afin de représenter les prétentions coptes sur une partie du toit tenue par les Éthiopiens, tenant ainsi en quelque sorte le rôle d'un garde-frontière, ou d'une force d'occupation. Toujours est-il que la force d'occupation copte décida de bouger sa chaise pour se mettre à l'ombre, mouvement de troupes contesté par les Éthiopiens. S'ensuivit un combat avec lancer de pierres, chaises et barres de fer, faisant en tout onze blessés. Apparemment, ce fut une victoire copte, puisque quatre coptes furent blessés contre sept Éthiopiens.

Je passe sur les conséquences plus ou moins amusantes de ce conflit territorial miniature, notamment le fait que l'édifice ne peut être restauré, alors qu'il en a bien besoin, car aucune des parties n'est d'accord avec les autres sur cette question. Notons plutôt le temps long impliqué dans cette guerre, dont l'objet et les conditions remontent au moins à 1752, voire avant. La nouveauté étant qu'à présent, ce sont des policiers israéliens en tenue anti-émeute qui interviennent pour séparer les combattants... De plus, le fait que les combats entre moines de différents ordres, ou de différentes abbayes, étaient apparemment chose plus ou moins courante dans la chrétienté médiévale [1]. Notons aussi le côté immanquablement « pittoresque » du conflit, qui évoqueront à l'amateur d'homines insoliti les bonnes petites guerres désuettes du temps jadis, messieurs les Anglais tirez les premiers, etc. Pourtant, cela a lieu aujourd'hui, sur une base multi-séculaire... Ce qui illustre bien toute la difficulté de déterminer ce qui évolue, et ce qui n'évolue pas.

Pour plus d'informations voir :
* deux articles d'analyse par la BBC : en 1999 et en 2008 [en],
* une synthèse que l'on peut difficilement accuser d'amusement anti-clérical, par le magazine Christianity Today [en],
* une synthèse amusante par un avocat américain amusé, sur le blog Lowering the Bar [en].

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[1] Sur le coup, je ne trouve pas de référence à l'appui, mais j'en profite pour signaler que dans le plus ancien manuel d'arts martiaux européen (Fechtbuch en allemand) connu, le manuscrit dit I.33, ce sont des combats entre un moine et un élève qui sont représentés. Le folio 4 recto conseille ainsi : caveat hic sacerdos ne faciat aliquam moram cum gladio, « ici le prêtre prendra garde de ne pas laisser [un instant de] délai avec l'épée ». Apparemment, les moines du Saint-Sépulchre sont encore tout pénétrés de cette maxime tactique.

Ces gens morts qui n'étaient pas comme nous

Il est une chose que l'on semble souvent oublier, que l'on soit historien en titre ou non, lorsque l'on parle d'hommes du passé : qu'il s'agissait de membres de la sous-espèce homo sapiens sapiens, possédant deux bras, deux jambes, une tête, et potentiellement de nombreuses autres similitudes avec « nous autres ». Ils sont plutôt, selon les cas, considérés comme...


Homo insolitus.

Phrase-type : « ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines » [1].

C'est la réaction du touriste du temps, qui aime bien tomber sur quelque pratique étrangère et dépaysante, mais aussi – et c'est là, surtout, que le bât blesse – aime à exprimer hautement son opinion sur le pittoresque de la chose. Y'a pas, ils sont pas comme nous, ces gens qui persistaient à s'habiller en toge, ou qui pratiquaient ces rituels amusants et un peu désuets à cause de toutes ces superstitions qu'ils entretenaient. Souvent, l'on jette sur l'homo bizarricus, bête de cirque de l'histoire, un regard plus ou moins condescendant, ce qui nous amène à....


Homo idiotachus.

Phrase-type : « ils croyaient que la Terre était plate ! Faut-il être bête !».

Toute parée des idées de Renaissance, d'Âge des Lumières, et de Progrès, voici l'idée que ceux d'avant étaient tout de même moins avancés que nous, voire de parfaits crétins. Elle peut se décliner de bien des manières, selon les pratiques ou croyances considérées, et selon que l'on considère leurs auteurs comme doucement idiots ou carrément comme de dangereux et sombres primitifs. Exemple parmi d'autres, vu au détour d'une série télévisée, à propos de la trépanation :

- Ce genre de rituel remonte au Moyen-Âge. À l'époque, on faisait un trou dans le crâne de la personne de façon à ce que les esprits malins soient libérés, ce qui la préservait de la damnation éternelle.
- Et c'est ça qui... qui préservait la personne ?
- Oui, ce n'est pas pour rien qu'on a appelé cette époque « l'obscurantisme » [VO : Well, they didn't call them the Dark Ages because it was dark.]

(Stargate SG-1, épisode 308 (saison 3, épisode 8, « Demons »), de 07:28 à 07:48, visible sur http://www.fedbac.tv/serie-54-saison-3-episode-08.html).

Outre la très mauvaise traduction française, il est amusant de noter qu'une pratique très similaire, la lobotomie, a eu son heure de gloire beaucoup plus près de nous que du Moyen-Âge, à savoir dans la première moitié du XXè siècle. Un certain António Egas Moniz reçut un (demi-) prix Nobel de médecine en 1949 pour ses découvertes sur la leucotomie [en], utilisant un leucotome, instrument neurochirurgical que l'on faisait rentrer par un trou pratiqué dans le crâne (faire ce trou s'appelle, devinez comment, une trépanation). Cf. un compte-rendu nuancé de la pratique sur [en] http://nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/articles/moniz/index.html.

Dans les années 40 et 50, un certain Walter Freeman pratiqua aux États-Unis (justement les États-Unis, dont la série susmentionnée est originaire) des milliers de lobotomies. Cet article [en] relate comment un jeune garçon fut « pratiqué » de cette manière, non pas certes à cause d'un esprit malin, mais parce que sa belle-mère (seconde femme de son père) lui trouvait un comportement et un caractère problématiques, ce à quoi W. Freeman répondit en « expliqu[ant] à Mme Dully que la famille devrait considérer la possibilité de changer la personnalité d'Howard par le moyen d'une lobotomie transorbitale [utilisant non pas un trou percé dans le cerveau, mais les orbites pour accéder à l'intérieur du crâne] ». Conclusion rigoureuse : le diable a été remplacé par la belle-mère, ce qui est un indice certain de Progrès.

Le mécanisme de création de l'Homo idiotachus (et parfois barbarus) est le suivant : l'on prend, au cours d'un voyage chrono-touristique tel que décrit plus haut, quelque pratique plus ou moins exotique, et on la généralise. Exemple : « au Moyen-Âge, ils croyaient que la Terre était plate », effaçant ainsi toute historicité, tout caractère dynamique des représentations cosmologiques médiévales, et semblant considérer que tout le monde, au Moyen-Âge, croyait la même chose, voyait la Terre de l'exacte même façon, comme si cela était une caractéristique inamovible de l'Homo medievalus (sur la question de la « Terre plate » au Moyen-Âge, voir [en] http://en.wikipedia.org/wiki/Flat_earth#In_the_Middle_Ages et http://en.wikipedia.org/wiki/Flat_Earth_mythology). Au passage, l'on a bien soin de ne pas considérer que ces « pratiques exotiques » peuvent être beaucoup plus proches de nous que l'on veut bien le croire, comme dans le cas de la trépanation/lobotomie. L'avantage est que l'on peut se penser comme bien plus évolué, et trouver que « nous autres » sommes bel et bien sortis de « l'obscurantisme ». Voici une perle de vieux manuel scolaire qui résume bien cet esprit : « en somme, nos ancêtres gaulois [NdA : les fameux] étaient des sauvages aussi peu avancés que ne le sont, à l'heure actuelle, beaucoup de nègres en Afrique » (Hervé, Gustave ; Clemendot, Gaston., Histoire de France : cours élémentaire et moyen, Paris, Bibliothèque de l'Éducation, 1904, p.10, cité par Amalvi, Christian, De l'art et la manière d'accommoder les héros de l'histoire de France, Paris, Albin Michel, 1988, p.64).


Homo aureus.

Phrase-type : « à l'époque, on savait ce que c'était que le courage ! ».

Aureus, doré, parce qu'il appartient à un prétendu Âge d'Or. L'idée que « c'était mieux avant » est très ancienne, très présente en toutes sortes de contextes (ce qui ne veut pas dire qu'elle est forcément une idiotie). O tempora, o mores, « ô temps, ô mœurs », s'exclama fameusement Cicéron dans son discours contre Catilina, se lamentant qu'au bon vieux temps, un certain Caius Servilius Ahala avait tué Spurius Mælius pour conspiration contre l'État, et que si l'on était encore à l'époque dorée de Mr C. Servilius Ahala, ce fourbe de Catilina ne serait pas encore là à abuser de la patience de tout le monde. Nombre d'Âges d'Or ont été construits, par exemple celui qui poussa nombre de réformateurs religieux chrétiens à rechercher le retour, la réforme, vers les premiers temps du christianisme en lesquels, censément, les chrétiens vivaient plus proches de Jésus et de ses enseignements. Une version que l'on trouve beaucoup aujourd'hui semble générée par l'idée que certes, les Temps Anciens étaient rudes, mais cela avait l'avantage considérable de donner des hommes, des vrais, forts et courageux, contrairement à ceux d'aujourd'hui, ramollis par la voiture, la télé, et la fermeture Éclair.


Il est sans doute d'autres types, mais ces trois-là recouvrent bien le phénomène : primo, l'homme du passé est étrange, c'est-à-dire également étranger, différent ; secundo, cette différence peut donner lieu soit à moqueries et observations sur la quantité de lumière ou d'obscurité imputable à telle ou telle époque [2], soit à soupirs nostalgiques et regrets rétrospectifs.

Le problème, et l'intérêt, du phénomène est qu'il est particulièrement insidieux : tout le monde peut tomber dans tout ou partie de ses excès. Il est ainsi tentant (et très courant, même dans des publications scientifiques) d'affirmer que « les Grecs pensaient... » ou que « au Moyen-Âge l'on croyait... ». Pas forcément des choses aussi rhédibitoires que la Terre plate, mais qui n'a jamais croisé ce type d'affirmations généralisatrices ? Une formule, par exemple, m'a jadis impressionné : « Avant la révolution française, on ne réclame pas la liberté mais des libertés ». Elles sont séduisantes, ces phrases qui établissent des différences fondamentales, des ruptures conceptuelles primordiales, et permettent de croire que d'un seul coup, en quelques mots, l'on saisit la mentalité d'une époque, c'est-à-dire (mais c'est ce à quoi l'on ne pense pas assez) la mentalité de milliers d'individus. Trop séduisantes. Un peu comme ces e-mails vous annonçant qu'une riche veuve africaine est prête à vous verser des millions de dollars si vous l'aidez à transférer ses richesses hors d'Afrique, en lui communiquant votre numéro de compte en banque.

Ce qui amène à penser que ceux qui parlent d'histoire devraient penser davantage à certains éléments déontologiques établis en d'autres lieux. En l'occurrence, la politique de Wikipédia « éviter le contenu évasif » (weasel words en anglais, c'est-à-dire les expressions telles que « on dit que », « on pense que ») mériterait mûre réflexion, notamment sur le fait que, contrairement à ce que beaucoup affirment, ce n'est pas forcément à Wikipédia (ou autres projets, sites, œuvres etc.) de recevoir des leçons de la part des universitaires : l'inverse peut tout à fait être envisagé.

J'insiste sur ce point, car le problème de l'homo aureus ou homo barbarus ne saurait être résolu en disait simplement : « tenons-nous-en à l'objectivité, en évitant les jugements de valeur ». Ce n'est qu'un des aspects du phénomène. En fait, il croise de nombreuses autres questions sur le langage et les concepts de l'histoire : celui de différences/évolutions/ruptures, notamment, mais aussi des questions de sources... Plus globalement, il contient bon nombre de questions que l'on peut qualifier de « philosophiques » :

- Quel rapport avoir avec ce qui est Autre ?

- L'Autre est-il Autre ?

- Comment connaître ce qui est Autre ?

Avec par-dessus le tout la difficulté qu'ajoute toujours l'histoire : l'Autre en question est passé, on ne l'observe qu'a posteriori et parfois seulement au moyen de quelques traces et ruines éparpillées. L'on est d'ailleurs tenté de croire qu'en histoire (et ailleurs), l'Autre tend à être Autre de manière inversement proportionnelle à la quantité de sources dont nous disposons pour le connaître.

Signalons cependant un problème en quelque sorte inverse :


Homo Nativus.

Phrase-type : « il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours, c'est dans la nature humaine ».

La « nature humaine », concept philosophique pourtant problématique, est très allégrement invoquée pour affirmer que la violence, la guerre, la corruption, la torture, la compétition... et autres maux plus ou moins graves n'ont jamais cessé d'accompagner l'homme, en tous temps et en tous lieux, comme une seconde peau. Homo homini lupus, « L'homme est un loup pour l'homme », écrivit fameusement Thomas Hobbes, mais lui-même avait piqué la phrase à Plaute, illustrant ainsi son propos. À appliquer cette maxime, faire de l'histoire n'a plus guère de sens, puisque l'homme est tout déterminé par sa « nature », qu'il est toujours le même ; l'histoire en serait donc réduite à observer les variations de l'application de ladite nature.

En me moquant de la tendance à considérer celui du passé comme un étranger, je ne tiens cependant pas à mettre en avant cette idée que l'homme ne change et ne changera jamais, pour le meilleur et surtout pour le pire (l'homo nativus semble surtout apparaître dans la bouche des fatalistes). Non seulement l'idée que l'homme (ou, d'ailleurs, quoique ce soit d'autre) soit astreint à une « nature » inébranlable est, comme je le disais, problématique, mais en plus ce discours prend trop souvent l'aspect d'un argument d'autorité et d'une facilité intellectuelle (« c'est comme ça, c'est tout ») qui anéantit toute possibilité de discussion, historique ou autre. D'un autre côté, il faut reconnaître que l'histoire, en France du moins, manque quelque peu de sensibilité aux éléments « naturels », ou, pour mieux dire, aux possibles facteurs génétiques, biologiques, etc. Beaucoup (dont j'ai été) rejettent sans doute trop la seule considération de ces facteurs comme étant une insulte à l'homme et à l'humanisme.

Néanmoins, et c'est là que les partisans d'homo nativus n'aident certainement pas le débat à s'élever, ceux qui maîtrisent les concepts de la génétique, ou de la théorie de l'évolution par exemple, n'en font pas un déterminisme, quelque chose qui, par exemple, expliquerait de manière définitive que l'homme a toujours fait la guerre et la fera toujours[3]. Bien au contraire, la génétique, ou les avantages/désavantages évolutionnels, ne sont que des champs de possibles, et ne prennent sens que dans un contexte donné, selon le milieu physique notamment, mais pas seulement. Le seul fait qu'il existe des espèces avec des organes qui ne servent plus, et peuvent à terme disparaître, devrait faire réfléchir ceux qui semblent affirmer que la guerre, par exemple, est attachée à l'homme comme un troisième bras.


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[1] Il est amusant de noter que dans le titre original du film de ce nom, les hommes en question ne sont ni fous, ni merveilleux, et que leurs machines ne sont pas drôles : il s'agit juste de « ces hommes magnifiques dans leurs machines volantes » (Those Magnificent Men in their Flying Machines). L'homo insolitus serait-il un type particulièrement français ? On peut cependant en douter.

[2] L'on peut cependant supposer que, du strict point de vue des lumières visibles la nuit par image satellite ou photographie aérienne, le Moyen-Âge est effectivement un âge sombre, au moins comparativement. Par contre, il est moins compréhensible que cette théorie ait cours en dehors de manuels d'histoire sponsorisés par EDF.


[3] À ce sujet, je ne résiste pas à la tentation de citer et traduire un passage de l'excellent livre d'Azar Gat, War in Human Civilization :
Revenons à notre question de départ : l'agression violente et meurtrière est-elle donc innée dans la nature humaine, est-elle « dans nos gènes », et si oui, pourquoi ? La réponse est que oui, elle l'est, mais seulement en tant que capacité, potentiel, propension, ou prédisposition. Cela va au-delà du fait, constamment souligné par les scientifiques, que les gènes sont plus une idée générale [a general design plan] soumise aux influences de l'environnement, que des directives toutes prêtes qu'il n'y a plus qu'à appliquer. On a trop souvent considéré que l'agression devait soit être une « invention » - c'est-à-dire, entièrement acquise et optionnelle - ou innée, comme un mobile premier qui est inscrit « en dur dans notre mécanisme » [hard-wired] et extrêmement difficile à repousser. En fait, l'agression, en tant que compétence tactique - et une compétence tactique très dangereuse - est à la fois innée et optionnelle. En vérité, il s'agit d'une compétence basique et centrale, dont l'utilité est courante dans le combat pour l'existence. C'est pourquoi elle est innée parmi les créatures vivantes, y compris les humains ; une forte pression pour la sélection durant des millions et des millions d'années ont amené ce résultat. En vérité, il faut souligner que, tout en étant optionnelle, l'agression a toujours été une option majeure, et donc très proche de la surface, souvent activée. En même temps, néanmoins, lorsque les conditions qui peuvent déclencher l'agression sont moins proéminentes, ou que des moyens alternatifs sont disponibles ou peuvent être développés, les niveaux d'agression peuvent diminuer, parfois jusqu'au point où l'ensemble du schéma comportemental [behavioural pattern] n'est quasiment jamais activé. Les niveaux d'agression violente fluctuent en réponse aux conditions.
- Gat, Azar, War in Human Civilization, Oxford University Press, 2006, pp. 39-40
On peut à bon droit considérer cette thèse comme trop déterministe encore, mais elle au moins a ses mérites et sa place dans le débat.

Oyez, oyez !

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